Qu’est-ce que la « Porte de l’enfer », ce cratère enflammé que le Turkménistan veut éteindre ?

Le cratère gazier de Darvaza, situé dans le désert de Karakoum, est en combustion continue depuis 1971 et est devenu la principale attraction touristique de cette ex-République soviétique, qui fait partie des pays les plus fermés au monde.

Le cratère ne mesure que 30 mètres de profondeur, mais semble mener tout droit aux entrailles de la terre. A 260 km au nord d’Achgabat, la capitale du Turkménistan, figure une des attractions touristiques les plus angoissantes du monde : un trou béant enflammé de quelque 70 mètres de diamètre, dans lequel du gaz brûle sans interruption depuis plusieurs décennies. Le président autoritaire de ce pays reclus d’Asie centrale, Gourbangouly Berdymoukhamedov, a ordonné, samedi 8 janvier, d’éteindre les flammes qui embrasent le cratère gazier géant surnommé la « Porte de l’enfer« , a rapporté la télévision étatique. Objectif : tirer profit de ces ressources naturelles. 

Au regard de ces nouvelles déclarations, franceinfo s’est penché (enfin, pas trop près) sur ce phénomène cauchemardesque. 

Une « légende » moderne

Nul ne sait exactement ce qui a provoqué la création de ce cratère, formé au beau milieu du désert de Karakoum. Le récit le plus largement admis à son sujet veut qu’en 1971, des scientifiques soviétiques ont accidentellement percé une poche souterraine de gaz alors qu’ils réalisaient des forages pour trouver des gisements. Le sol se serait affaissé, créant le cratère. Craignant qu’il n’émette des gaz toxiques, les autorités ont décidé d’y mettre le feu, pensant que cela assécherait le gisement en quelques semaines, sous-estimant considérablement la quantité de gaz naturel emprisonné – et notamment le méthane – dans le sol. Le cratère serait ainsi en feu depuis cinquante ans. 

L’explorateur canadien George Kourounis, premier homme à s’être aventuré à l’intérieur du cratère, en 2013 – vêtu d’une combinaison qui résiste à la chaleur et accroché à un harnais en kevlar – livrait à National Geographic une autre hypothèse. « Ce que j’ai entendu de la part de géologues turkmènes, qui sont sur place depuis des décennies, c’est que l’effondrement a pu avoir lieu dans les années 1960 et que le trou n’a pas été allumé avant les années 1980 », expliquait-il. « Je n’ai pas de preuves pour appuyer ces déclarations. Je ne sais pas ce qu’il s’est vraiment passé et il n’existe aucune trace écrite », précisait l’aventurier, au cœur d’un documentaire. 

Peu de touristes s’aventurent au Turkménistan, ancien pays d’Union soviétique devenu un Etat totalitaire, dans lequel les opposants sont réduits au silence et les médias contrôlés par l’Etat. Toutefois, les quelques visiteurs ne manquent pas de faire un détour par cette « Porte de l’enfer« . Le site, particulièrement impressionnant, a même été mis en valeur par le président lui-même qui, dans le cadre de la propagande et de la construction de son image d’homme fort du pays, se plaît à faire des dérapages contrôlés aux bords du précipice (à 37 secondes dans la vidéo ci-dessous). 

Un cauchemar environnemental

Pour justifier le fait d’éteindre l’incendie de ce cratère gazier, le président Gourbangouly Berdymoukhamedov, a estimé que les flammes avaient « un effet négatif sur l’environnement et la santé des populations voisines« . Si le village le plus proche, Darvaza, ne compte que 350 âmes, la nuisance est bien réelle, explique Philippe Bousquet, chercheur au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (LSCE) et spécialiste du méthane. « En brûlant, le méthane devient  du CO2, mais ce qui est nocif pour l’environnement direct, c’est tout ce qui va avec : il y a probablement aussi du soufre, des gaz odorants et des aérosols qui doivent également remonter et peuvent être nocifs pour les personnes qui se trouvent autour », détaille-t-il à franceinfo. 

Enfin, du point de vue climatique cette fois, les dégâts causés par la « Porte de l’enfer » sont en effet limités par l’incendie. « Le méthane est un gaz à effet de serre beaucoup plus puissant que le CO2″, poursuit le climatologue. « Donc si vous avez un gisement qui fuit de façon massive, le ‘torcher’ [le brûler] pour que ce méthane devienne du CO2 reste ‘moins pire’ que de le laisser s’échapper tel quel, explique le spécialiste. C’est ‘moins pire’, mais ce n’est pas non plus idéal : du point de vue climatique, la meilleure chose à faire est de laisser le gaz naturel dans le sol et, quoi qu’il arrive, l’empêcher de fuir. Mais ici, l’objectif du Turkménistan est vraisemblablement d’éteindre l’incendie pour récupérer le gaz naturel afin de pouvoir l’utiliser, le valoriser et le vendre. »

Selon l’AIE, l’Agence internationale de l’énergie (site en anglais), le Tukménistan est d’ailleurs le cinquième plus gros émetteur de méthane au monde. Il en émet davantage que la Chine pour une population de seulement 6 millions d’habitants. Des émissions énormes en partie attribuées à des fuites, comme celle-ci, révélait cette enquête de Bloomberg (article en anglais) publiée en octobre. Or, le méthane est bien plus néfaste que le CO2 en termes de réchauffement climatique. Ainsi, lutter contre ses émissions est un levier considérable dans la lutte contre la hausse annoncée des températures.

Une manne financière inexploitée, mais polluante

« Nous gâchons des ressources naturelles de grande valeur pour lesquelles nous pourrions recevoir des gains » et qui pourraient « accroître le bien-être de notre peuple », a fait savoir Gourbangouly Berdymoukhamedov à la télévision d’Etat. Car les Turkmènes sont en effet assis sur un gisement de gaz naturel d’une valeur considérable. Rien qu’en 2021, la Russie a doublé ses importations de gaz en provenance du Turkménistan. Selon le président turkmène, la Chine en importe environ 40 milliards par an, mais cela pourrait atteindre 100 milliards de mètres cubes à l’avenir.

Ainsi, en termes d’émissions de gaz à effet de serre, « éteindre ce gisement et – sous réserve que cela soit possible – le valoriser en gaz naturel, reviendrait au même que de le brûler comme c’est le cas aujourd’hui. La différence, c’est que cela servirait au moins à produire de l’électricité ou de la chaleur », décrypte Philippe Bousquet. Toutefois, ce gaz naturel reste une énergie fossile. Comment, alors que l’accord de Paris demande de réduire considérablement les émissions de gaz à effet de serre, justifier l’exploitation à venir de ce gisement ? « Une centrale moderne au gaz émet à peu près deux fois moins qu’une centrale typique au charbon. Cela émet toujours trop et il vaudrait mieux utiliser d’autres énergies non ou moins émettrices, mais disons que, là encore, c’est ‘moins pire’ », précise Philippe Bousquet.

« La quantité d’équivalent CO2 maximum que l’on peut émettre si l’on veut ne pas dépasser la hausse de 2°C avec de bonnes chances a été estimée par la communauté scientifique, et nous savons qu’il faudra laisser une bonne partie des ressources fossiles disponibles dans le sol si nous voulons y parvenir. Malheureusement, certains pays continueront d’extraire et d’utiliser longtemps ces ressources pour leur développement, telles que le charbon ou le gaz naturel, dont ils disposent en très grande quantité », explique le spécialiste. « En Europe, on considère donc le gaz naturel comme une énergie de transition. C’est clairement une énergie qui émet des gaz à effet de serre. Accepter des compromis dans ces systèmes géopolitiques complexes, permet d’avancer, lentement certes, mais d’avancer tout de même », relève le climatologue. 

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