Des millionnaires du monde entier ont appelé mercredi les gouvernements à augmenter la taxation sur les plus riches pour compenser les inégalités sociales. Une idée certes pas nouvelle, mais qui fait son chemin avec la crise du Covid-19, qui a appauvri l’écrasante majorité de de l’humanité.
Ils combattent un système de taxations « injuste ». Près de deux ans après le début de la pandémie de Covid-19, une centaine de millionnaires du monde entier ont lancé un appel aux gouvernements à augmenter l’impôt sur la fortune pour combattre les inégalités. « La plupart d’entre nous peuvent dire que, si le monde a traversé d’immenses souffrances au cours des deux dernières années, nous avons en fait vu nos richesses augmenter pendant la pandémie », soulignent les signataires, dans cette tribune commune publiée mercredi 19 janvier, estimant ne pas payer « leur juste part d’impôts ».
Cette initiative, orchestrée par trois collectifs aux noms évocateurs – Patriotic Millionaires, Millionaires for Humanity et TaxMeNow –, a obtenu des soutiens dans une dizaine de pays dont les États-Unis, le Canada, le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Autriche, le Danemark, les Pays-Bas ou bien encore la Norvège.
Parmi eux, figurent Abigail Disney, petite-fille du cofondateur des célèbres studios américains, Nick Hanauer, l’un des premiers investisseurs d’Amazon, l’écrivain et homme d’affaires allemand Simon Hermann, ainsi que l’actrice anglaise Julia Davis.
Cette publication intervient dans un contexte particulier : en plein milieu du Forum économique mondial de Davos, qui se tient virtuellement cette année, et quelques jours après la publication d’un rapport de l’ONG Oxfam qui souligne l’explosion des inégalités durant la pandémie aux bénéfices des plus riches.
Cette taxation supplémentaire sur les plus grandes fortunes peut-elle corriger les inégalités sociales générées par la pandémie ? France 24 fait le point avec Éric Heyer, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE).
Ce n’est pas la première fois que des personnes parmi les plus riches lancent ce type d’appel. Y a-t-il néanmoins une prise de conscience plus forte aujourd’hui avec la crise du Covid-19 ?
Éric Meyer : Tout d’abord, il faut rappeler que l’idée selon laquelle l’accroissement des inégalités est une menace pour l’économie n’est pas une nouveauté. Depuis plusieurs années déjà, de grandes instances comme l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), la BCE (Banque centrale européenne) ou le FMI (Fonds monétaire international), soulignent que ce phénomène doit être combattu pour préserver la croissance.
La nouveauté est que cette situation s’est fortement accentuée avec la pandémie. Alors que les patrimoines baissent habituellement en temps de crise, cela n’a pas été le cas ces deux dernières années puisque les gouvernements ont massivement investi pour maintenir leurs économies à flot. Cette politique d’aide a bénéficié au plus grand nombre, y compris aux grandes fortunes qui n’en n’avaient pas besoin. Ces derniers ont vu leur épargne augmenter, avec en plus une forte croissance de leurs actifs, notamment de la bourse et de l’immobilier. À l’inverse, certains citoyens parmi les plus précaires, comme les étudiants ou les intérimaires, n’ont parfois rien touché ou presque.
Dans ce contexte où l’État a considérablement creusé sa dette publique, se pose la question du remboursement. Augmenter la taxation sur les plus grosses fortunes est une option logique, au moins temporairement, pour contrebalancer les effets de la crise.
Beaucoup d’Américains ont signé cet appel, le contexte est-il particulièrement favorable à ce type de mesures aux États-Unis ? On sait que Joe Biden, contrairement à Donald Trump, s’est prononcé pour cette idée.
Au-delà même du clivage politique, la situation des inégalités sociales aux États-Unis est extrêmement préoccupante et sans commune mesure avec la France. Certes, nous avons eu la crise des Gilets jaunes qui a mis en avant ce problème, mais, aux États-Unis, plusieurs millions d’Américains sont à la limite de l’extrême pauvreté et les acteurs économiques ont bien conscience que cette situation n’est pas tenable. Les plus riches, qui bénéficient grandement du système en place, doivent le faire perdurer, et ils savent que le sentiment de déclassement est un facteur majeur d’instabilité sociale.
Par ailleurs, il est important de noter que les États-Unis concentrent le plus grand nombre de multimilliardaires au monde. Or si les écarts se creusent parmi la population générale, c’est encore plus le cas au sein des 10 % de citoyens les plus riches. Nombre de millionnaires ont un train de vie plus proche de la classe moyenne que de celui des plus riches milliardaires et considèrent que ces derniers représentent une menace pour l’ensemble de leur classe sociale. À ce titre, l’appel à taxer les plus grandes fortunes peut être interprété comme une attaque des millionnaires contre les milliardaires, qui seraient amenés à payer la quasi-totalité de la facture.
Alors que la plupart des pays occidentaux sont représentés dans les signataires de cet appel, aucun Français n’y figure. L’ONG Oxfam rapporte pourtant une explosion record de la fortune de nos milliardaires durant la pandémie. Sont-ils moins sensibles à cette cause ?
En France, les plus riches ont le sentiment d’être moins bien traités qu’ailleurs car le taux d’imposition est plus élevé que dans la plupart des pays voisins. Cet argument, mis en avant par Emmanuel Macron pour abolir l’impôt sur la fortune, est néanmoins difficile à quantifier car il existe en France un système de niches fiscales extrêmement complexe qui permet aux grandes fortunes de réduire significativement leurs impôts.
Il est par ailleurs très facile pour les Français les plus riches de bénéficier d’un taux d’imposition plus favorable au sein de l’Europe, en s’installant au Luxembourg, à Malte ou bien encore aux Pays-Bas par exemple. À ce titre, une partie d’entre eux considère que le fait de rester en France est déjà en soi un effort financier.
Enfin, on constate qu’il existe moins de grandes entreprises compétitives internationalement en France que chez nos voisins, notamment allemands et italiens. Celles-ci sont souvent des entreprises familiales qui se sont construites sur plusieurs générations. Certains considèrent que le décalage avec la France est dû à la taxe sur les successions, plus élevée, qui nuirait à l’économie française.
Encore une fois, cet argument est à manier avec prudence. Car si ce type d’entreprises favorise la stabilité économique des pays, elles perpétuent, voire accentuent les inégalités sociales en permettant à des dynasties de perdurer et de s’enrichir.