Électriciens, infirmières, juristes et même popes : ce sont les nouvelles recrues des Forces de défense territoriale ukrainiennes, une réserve de volontaires destinée à appuyer l’armée régulière en cas d’invasion russe. France 24 s’est rendu sur l’une de leurs bases à Kharkiv, à 40 kilomètres de la frontière russe, pour rencontrer ces citoyens-soldats.
« Ne visez pas la tête, mais plutôt l’entrejambe. Comme ça, vous êtes sûrs de toucher votre cible même si elle se baisse au dernier moment ! », s’exclame l’instructeur ukrainien au petit groupe de recrues en treillis militaire face à lui. Kalachnikovs à la main, ces derniers apprennent à se mouvoir en petits groupes sans se trouver dans la ligne de tir de leurs camarades. La cible, dans l’esprit de ces réservistes des Forces de défense territoriale ukrainiennes de Kharkiv, ce sont les dizaines de milliers de soldats russes massés de l’autre côté de la frontière.
Les panneaux publicitaires appelant des volontaires à rejoindre cette brigade de l’armée ukrainienne ont fleuri un peu partout dans cette métropole d’1,5 million d’habitants située dans le nord-est du pays. Près d’une centaine de recrues se sont rassemblées, samedi 29 janvier, dans un établissement scolaire désaffecté pour suivre des cours sur les rudiments de la vie militaire : maniement des armes, orientation, déplacements opérationnels, théorie sur les explosifs. Ces entraînements destinés aux volontaires ont lieu tous les samedis.
« La guerre avec la Russie est tout à fait possible car c’est un pays où un petit nombre de personnes peut décider de ces choses-là. Le pire pour moi serait de me retrouver terré dans un abri sans savoir quoi faire », confie à France 24 Alexeï Sus, un ingénieur électricien de 36 ans engagé dans la défense territoriale depuis six mois.
Le jeune réserviste a dépensé près de 10 000 hryvnias (environ 300 euros) pour acheter son propre équipement – treillis, trousse de secours, gilet tactique, masque à gaz. Il sort même de sa besace un compteur Geiger acquis en 2014, peu après l’intervention russe aux côtés des séparatistes du Donbass. « On était alors en conflit ouvert avec une armée dotée de l’arme nucléaire et je voulais déjà être prêt à toute éventualité », affirme t-il en exhibant un petit boîtier blanc permettant de mesurer le niveau de radioactivité dans l’air.
« On espère qu’on aura pas à appliquer tout ce qu’on apprend ici »
Les citoyens-soldats de la défense territoriale s’équipent tous à leurs propres frais. Les vieilles kalachnikovs qu’on leur remet le temps de l’entraînement doivent en effet rester à la base.
« Les armes ne seront distribuées qu’en cas d’invasion. En attendant, avec un permis, on peut juste garder chez soi une arme de chasse », explique Alexeï Sus. Insuffisant à ses yeux : le réserviste économise depuis un moment pour se payer l’arme de ses rêves, un fusil d’assaut américain KelTec RFB 308.
Alexeï représente le profil type des recrues de la défense territoriale : des hommes imbus de patriotisme et attirés par la chose militaire, mais qui ne souhaitent pas quitter leur emploi et la vie civile pour intégrer l’armée régulière. Il y aurait environ 20 % de femmes parmi les recrues, selon le sergent instructeur Mikhaïl Sokolov, mais seules une poignée d’Ukrainiennes étaient présentes le jour où France 24 a assisté à l’entraînement.
Parmi elles, Alisa Bolotskaya, 52 ans, participe à l’exercice consistant à se mouvoir en groupe dans la cour de l’établissement. L’instructeur exhorte les recrues à faire des mouvements rapides et précis pour dresser leur fusil devant eux « jusqu’à ce que ça devienne un automatisme ». C’est ce que fait Alisa en progressant à pas de loup sur une fine couche de neige, couverte sur son flanc par un réserviste en tenue de camouflage qui n’est autre que son compagnon.
« Je suis infirmière dans le civil et pour moi c’était une obligation en tant que soignante de rejoindre la défense territoriale. Je veux utiliser mon expérience professionnelle pour sauver le plus de gens possible si la situation dégénère », confie Alisa à France 24. « La situation est vraiment instable, mais on espère que l’on n’aura pas à appliquer tout ce que l’on apprend ici. »
Une armée de partisans ?
Le nombre de nouvelles recrues s’est envolé depuis le début du mois, selon le sergent instructeur Mikhaïl Sokolov. Si les chiffres précis ne sont pas publics, la campagne de recrutement bénéficie sans aucun doute du regain de tension avec la Russie. Le gouvernement ukrainien ne cache pas sa volonté d’accélérer le développement des Forces de défense territoriale afin de pouvoir monter jusqu’à 130 000 réservistes, cantonnés dans les 25 régions du pays.
L’étendue de cet effort de recrutement a alimenté les spéculations sur la création d’une « armée de partisans » destinée à combattre les forces russes en cas d’occupation de l’Ukraine. Si certaines recrues, comme Alexeï Sus, se sont effectivement engagées pour cette raison, l’entraînement des Forces de défense territoriale est bien trop sommaire pour former des résistants efficaces.
« Ici, on leur donne une instruction de soldat de base, ce n’est pas suffisant pour se battre derrière les lignes ennemies. Des partisans auraient besoin d’apprendre comment fabriquer des explosifs, dissimuler leur identité et agir comme des espions. Cela requiert des compétences psychologiques particulières », confie à France 24 Oleg, l’un des instructeurs des réservistes de Kharkiv.
Le géologue de 45 ans, qui a déjà vécu l’épreuve du feu contre des unités russes lors du conflit au Donbass, estime que peut-être 10 % des membres des Forces de défense territoriale pourraient opérer efficacement derrière les lignes russes.
Des préoccupations laissées de côté, l’espace d’une soirée, par l’infirmière réserviste Alisa Bolotskaya, que l’on retrouve avec son compagnon devant le cirque de Kharkiv. Le couple a quitté les treillis militaires pour leur tenue de ville. Ils rejoignent une longue file de gens venus assister à la première d’un nouveau spectacle, « Waterland ». De quoi oublier un peu les bruits de bottes à la frontière… jusqu’au prochain entraînement.
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