Un an après le coup d’État du 1er février, la Birmanie est plongée dans une guerre civile. Face à l’escalade de violences et confrontées à un avenir plus qu’incertain, des milliers de personnes ont fui ces derniers mois. France 24 a recueilli les témoignages de ces réfugiés qui tentent de reconstruire leur vie dans d’autres pays.
« Le plus difficile, c’est d’apprendre le français ! », s’exclame Yadanar en riant. Depuis trois mois, cette artiste birmane de 34 ans arpente quotidiennement les rues de Perpignan, dans le sud de la France, pour découvrir sa ville d’adoption. Le reste de son temps, elle le partage entre ses projets professionnels, des rendez-vous à la préfecture et ses livres de grammaire.
La jeune femme a quitté Rangoun, sa ville natale, le 21 avril 2021 en direction de l’Allemagne. Quelques semaines plus tard, elle posait définitivement ses valises en France. « Je voyageais déjà beaucoup, depuis une dizaine d’années, au gré de mes expositions », raconte-t-elle à France 24. « Le coup d’État m’a simplement décidée à partir pour de bon. »
Face au putsch du général Min Aung Hlaing, le 1er février, Yadanar a d’abord voulu se battre. Mais après trois mois à manifester quasi quotidiennement, elle a préféré tout quitter. Son métier lui permet d’obtenir rapidement un visa. « À ce moment-là, tous les étrangers essayaient de quitter le pays. Le plus difficile pour moi était de trouver un billet d’avion », témoigne-t-elle. « Mais je fais partie des chanceux qui sont partis tôt. Aujourd’hui, c’est beaucoup plus dangereux, la junte fait remplir énormément de documents pour garder une trace des départs. »
« Je voulais apprendre à manier les armes, je voulais me battre »
Récemment, l’un de ses meilleurs amis, Kolat, l’a rejoint en France. Lui, a refusé pendant longtemps l’idée de s’exiler. Au moment où Yadanar montait dans l’avion, « je partais dans la jungle pour m’entraîner auprès de milices ethniques armées », confie-t-il à France 24. « Je voulais apprendre à manier les armes, je voulais me battre. »
Le jeune citadin passe trois mois dans ce camp clandestin. « L’entraînement commençait à l’aube tous les jours. C’était extrêmement physique. Parfois, on nous demandait de rester trois heures dans l’eau glacée pour tester notre résistance », se souvient-il. « Mais j’étais motivé, pour moi c’était la seule façon de se débarrasser des militaires. »
À son retour à Rangoun, c’est la désillusion. « Nous n’avions simplement pas d’armes pour nous battre », résume-t-il. Inquiet d’être recherché par les militaires, il va de planque en planque et s’interdit tout contact avec sa famille. « Je ne pouvais strictement rien faire, j’étais bloqué. » Grâce à l’aide de Yadanar, il s’envole finalement à son tour pour Perpignan. « Heureusement, j’avais utilisé toute l’année mon pseudo d’artiste. Sinon je n’aurais jamais pu me présenter à l’aéroport avec mon passeport à mon nom. Les militaires m’auraient arrêté. »
« Aujourd’hui, tous mes amis sont partis ou veulent partir », assure Yadanar. « Pour ceux qui restent, la vie est un enfer. Les militaires font régner la peur, les prix ne cessent d’augmenter et la majorité des services sont toujours en grève ; les enfants ne peuvent pas aller à l’école, les hôpitaux sont à l’arrêt… » La crise politique a effectivement plongé le pays dans une profonde crise économique. L’inflation galope, des centaines de milliers d’emplois ont été perdus et la Banque mondiale table sur une croissance quasi nulle en 2022, après une contraction estimée à 18 % en 2021.
Des centaines de milliers de déplacés
Yadanar et Kolat font partie des quelques Birmans qui possèdent un passeport, condition sine qua non pour pouvoir embarquer dans un avion. Mais à travers le pays, ils sont en réalité des centaines de milliers à avoir fui leur domicile. Au total, 300 000 personnes sont déplacées, selon l’agence des Nations unies pour les réfugiés.
La Birmanie est désormais plongée dans une guerre civile. Dans certains États, notamment dans les zones frontalières et dans l’État de Sagaing, dans le centre du pays, les combats entre les militaires et des groupes ethniques rebelles, aidés par des milices citoyennes, sont quotidiens. Et face à ces poches de résistance, les militaires opèrent une répression sanglante, s’en prenant parfois à des villages entiers.
Le 25 décembre dernier, la découverte, dans l’État de Kayah, à la frontière avec la Thaïlande, d’une trentaine de corps brûlés dont ceux d’employés de l’ONG britannique Save The Children, a ainsi secoué la communauté internationale. Un crime de guerre loin d’être isolé, dénoncent de concert les associations de défense des droits humains.
« La situation s’est fortement dégradée depuis l’automne. Les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre sont devenus choses courantes », signale ainsi, lors d’un appel vidéo avec France 24, Salai Za Uk, directeur exécutif de l’association Chin Human Rights, une ONG qui documente les exactions commises contre cette minorité ethnique chrétienne, qui vit à la frontière avec l’Inde. Et d’alerter : « Sur le terrain, nos bénévoles voient des villageois kidnappés par les militaires, servant de boucliers humains ou forcés à guider les soldats dans la jungle. »
« Ceux qui restent se battent pour survivre, fuyant de village en village au gré des combats. Et les militaires bloquent les convois humanitaires rendant très difficile l’accès aux produits de première nécessité », dénonce-t-il encore.
« On avance tout droit vers une catastrophe humanitaire »
L’humanitaire de 44 ans avait été l’un des premiers à quitter son village pour rejoindre l’État indien frontalier du Mizoram. « J’ai vécu le coup d’État de 1988. Je savais à quoi m’attendre : je savais que les militaires n’hésiteraient pas à s’en prendre à la population », raconte-t-il. « Et en tant que défenseur des droits ethniques, j’étais une des cibles de la junte. C’était partir ou mourir. »
Dès le lendemain du putsch, il ordonne la fermeture des bureaux de l’association et fait ses valises pour partir avec sa femme. Le couple se réfugie alors aux côtés de la résistance, à quelques pas seulement du cours d’eau qui marque la frontière avec l’Inde. « On y a passé plusieurs semaines. On ne voulait pas aller en Inde qui était en pleine crise du Covid-19. À quoi bon échapper aux militaires si c’est pour mourir d’une maladie ? », ironise-t-il. Depuis, son village a été entièrement détruit, ciblé à quatorze reprises par les militaires, selon les associations, qui dénombrent près de 800 habitations et plusieurs églises incendiées.
Aujourd’hui, Salai Za Uk a rejoint son frère, resté dans le Mizoram après le coup d’État de 1988. Désormais en sécurité, il a repris son travail à distance. Chaque jour, il observe « un flot continu » de réfugiés traverser la frontière. « Dans un premier temps, on a vu arriver des gens comme moi : des politiques, des responsables d’ONG, des activistes puis de nombreux policiers et des militaires qui ont fait défection des rangs de la junte », témoigne-t-il. « Maintenant, on accueille de nombreux civils, notamment des familles, qui ont voulu fuir les violences. »
Si le nombre est difficilement quantifiable, l’association estime que 20 % de la population de l’État Chin, l’un des sept États où les ethnies minoritaires sont prédominantes, ont fui leur domicile ces douze derniers mois, soit 80 000 personnes. Parmi eux, 30 000 seraient maintenant en Inde.
Officiellement, les autorités indiennes ne reconnaissent pas le statut de réfugié. Les nouveaux arrivés ne peuvent donc profiter d’aucune aide gouvernementale. « Dans la pratique, l’État indien a un long passé avec les Chins, on partage une culture commune et beaucoup de personnes ont de la famille ici. Un grand réseau d’entraide s’est mis en place et les autorités locales ferment les yeux », assure Salai Za Uk. « Mais si cet afflux de réfugiés se poursuit, on avance tout droit vers une catastrophe humanitaire. Nous n’aurons pas les ressources pour aider tout le monde. »
« Même en étant partis, nous ne nous sentons pas libres »
À plusieurs centaines de kilomètres de là, c’est depuis la Thaïlande que Sophia* est parvenue à s’entretenir avec France 24. Elle aussi, c’est la peur qui l’a poussée à quitter la Birmanie à pied, avec son frère et son petit ami.
En situation irrégulière, elle vit cachée dans un bâtiment mis à disposition par la Croix-Rouge, non loin de la frontière. « Je n’ai pas d’argent donc je ne peux rien m’acheter. Je ne mange que ce qu’on m’apporte, souvent du riz. De toute façon, sortir d’ici serait trop dangereux. Je risque d’être arrêtée et renvoyée dans mon pays », raconte-t-elle, gardant la voix basse.
Avant d’être emmenée dans cette petit maison, elle faisait partie des centaines de villageois vivant dans des tentes de fortune le long de la rivière Moei, qui borde les deux pays.
La Thaïlande refuse catégoriquement cet afflux de réfugiés. Les autorités ont ainsi renforcé leur surveillance de la zone pour tenter d’empêcher le passage. Début janvier, le Haut Commissariat aux réfugiés des Nations unies (HCR) a par ailleurs déploré que le gouvernement thaïlandais ne lui accorde l’accès au territoire, limitant l’aide humanitaire.
« Du jour au lendemain, je me suis retrouvée sans rien, sans travail, sans argent, sans vêtements, sans domicile… », continue-t-elle. « J’ai 26 ans, et plus aucune perspective d’avenir. Qui sait quand je pourrai partir d’ici ? »
Comme Sophia, toutes les personnes interrogées par France 24 n’ont qu’une hâte : voir la junte dissoute et rentrer en Birmanie. En plus de l’adaptation à leur nouvelle vie, il faut composer avec l’éloignement et l’inquiétude pour les proches restés dans le pays. « Je suis terrorisée à l’idée que ma mère soit arrêtée… ou pire. Bientôt, ce sera la saison des pluies et il sera encore plus difficile de trouver à manger et de quoi se loger », confie Sophia.
À Perpignan, de son coté, Yadanar est convaincue que ses « parents n’auraient jamais pu s’adapter à la vie en France… » « Même en étant partis, nous ne nous sentons pas libres », poursuit l’artiste. « En réalité, nous sommes des personnes en fuite, bloquées dans cette situation que nous n’avons pas réellement choisie. »
Malgré tout, Salai Za Uk, lui, veut rester optimiste. « Je le sais, j’en suis certain, je retournerai bientôt en Birmanie », assure-t-il, avec un grand sourire. « Pour moi, cet anniversaire est porteur d’espoir. Il montre que, depuis un an, la population résiste. Les militaires ne parviennent pas à s’installer au pouvoir. Ils ne gagneront pas. »
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