Acclamée en 2013 pour avoir repoussé l’avancée jihadiste vers Bamako, la France est devenue, neuf ans plus tard, le bouc émissaire de l’insécurité au Sahel. Cette perception de plus en plus répandue dans la région est-elle fondée ? Comment expliquer l’insécurité croissante malgré la présence française ? France 24 fait le point.
Le retrait de la France du Mali est-il devenu inévitable ? Déjà en difficulté sur le terrain face à la progression des groupes jihadistes, les soldats de l’opération militaire française Barkhane doivent désormais composer avec une opinion publique de plus en plus hostile qui menace parfois ses opérations, comme ce fut le cas lors de l’attaque du convoi militaire français au Niger en novembre dernier.
Déployés en 2013 au Mali pour repousser l’avancée jihadiste vers Bamako, les militaires français avaient été accueillis en sauveurs par la population malienne. Pourtant, l’opération Barkhane, déclenchée en 2014 pour contenir la menace terroriste, n’est pas parvenue depuis à endiguer la progression des groupes jihadistes.
Ces derniers ont notamment renforcé leur influence au centre, dans la zone dite « des trois frontières » (Mali, Burkina Faso, Niger), théâtre, ces dernières années, d’une multiplication des attaques menaçant la stabilité de la région. Comment expliquer l’échec de la stratégie antiterroriste française au Sahel ?
Une opération sous-dimensionnée ?
« Les groupes terroristes sont affaiblis. Ils ont subi de lourdes pertes mais ils n’ont pas disparu. (…) La France restera avec vous. » Le 2 février 2013, le président François Hollande, accueilli en héros dans la capitale malienne, annonce l’engagement durable de la France dans la lutte antiterroriste au Mali. Déclenchée en urgence le 11 janvier, l’opération Serval a permis de bloquer l’avancée d’une alliance de jihadistes et de rebelles touareg venus du nord vers Bamako.
Forte de cette victoire, la France souhaite ensuite accompagner la montée en puissance des armées régionales fédérées sous la bannière du G5 Sahel (Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad), tout en empêchant la « reconstitution de zones refuges terroristes ».
Lancée le 1er août 2014, l’opération Barkhane comprend 3 000 soldats déployés sur deux points d’appui permanents : Gao au Mali, et N’Djamena au Tchad. Ce dispositif, le plus important déploiement français en opération extérieure, s’étoffera avec une base supplémentaire à Niamey, au Niger, et un contingent atteignant 5 000 soldats. Mais le territoire à sécuriser est immense ; il s’étend sur plus de 5 millions de kilomètres, soit dix fois la France.
« L’idée de cette opération était de contenir l’ennemi – les groupes jihadistes – en attendant que les forces de sécurité locales, maliennes en particulier, puissent prendre le relais. Mais en réalité, ce plan était extrêmement fragile », analyse sur France 24 Michel Goya, colonel des troupes de marine et historien. « Nous mêmes, nous n’avons pas mis les moyens initialement pour exercer cette fameuse pression. Par ailleurs, imaginer que l’armée malienne allait se restructurer et devenir une force puissante capable de reprendre le combat à son compte était complètement illusoire. »
« La lutte contre le terrorisme a créé une rente de sécurité exploitée par des armées corrompues », explique Thierry Vircoulon, chercheur associé au Centre Afrique subsaharienne de l’Institut français des relations internationales (IFRI), contacté par France 24. « Sur les cinq pays du G5 Sahel, seules deux armées sont pleinement opérationnelles, celles de la Mauritanie et du Tchad. La coopération militaire régionale souffre par ailleurs de dissensions dues à des rivalités entre États mais également à des appréciations divergentes de la menace terroriste, pour des raisons géographiques notamment. »
Des réussites militaires mais pas d’ »objectif final »
Si les opérations antiterroristes françaises de l’opération Barkhane demeurent pour la plupart secrètes, la France a revendiqué deux victoires militaires majeures ces dernières années au Sahel : la mort du fondateur d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), Abdelmalek Droukdal, en juin 2020, puis celle du fondateur de l’État islamique au Grand Sahara, Adnan Abou Walid al-Sahraoui, en septembre 2021.
Pourtant, ces opérations semblent avoir peu d’impact sur la vie des communautés locales. Un récent rapport de l’ONU fait état d’une forte augmentation des « attaques par des groupes extrémistes violents », notamment dans le centre, sur l’année 2021.
« Il y a des réussites militaires, mais in fine, il n’y a pas de stratégie, pas d’objectif final », analyse Wassim Nasr, spécialiste à France 24 des mouvements jihadistes. « Tuer des chefs ne résout pas le problème car les raisons objectives qui ont fait que ces groupes existent sont toujours là et elles sont antérieures aux groupes jihadistes eux-mêmes », précise-t-il, citant le manque d’opportunités économiques, les comportements prédateurs de certains États et de leurs armées ainsi que l’impunité judiciaire.
« Le plan des jihadistes est d’installer un territoire qu’ils contrôlent et de faire régner la charia », poursuit-il. « Aqmi fait de la politique, ils sont imbriqués dans le tissu social économique. Face à l’autre force en présence, l’État islamique, beaucoup de gens ont été obligés de choisir leur camp. En l’absence de l’État, ils choisissent le moins dur. Certaines personnes considèrent qu’Al-Qaïda les protège. »
Stratégies divergentes
Face à cette crise qui s’aggrave inexorablement, Paris et Bamako se renvoient la balle. « Il faut que l’État revienne avec sa justice, son éducation, sa police, partout, et en particulier au Mali et au Burkina, il faut que les projets se développent, sinon dès qu’on libère un territoire, les terroristes le reprennent puisqu’il n’y a pas de perspective. L’armée française n’a pas à se substituer au non-travail de l’État malien », déclarait Emmanuel Macron le 5 octobre dernier.
Á Bamako, les autorités de transition questionnent l’efficacité de la stratégie française, notamment le refus de négocier avec les groupes jihadistes. Elles reprochent par ailleurs à la France d’avoir soutenu les rebelles touareg du Nord, menaçant ainsi l’unité du pays. Car en 2013, l’armée française avait empêché les militaires maliens de pénétrer à Kidal, craignant des exactions.
« Dès le début de l’intervention militaire française, il y avait déjà des divergences stratégiques entre la France et le Mali », souligne Thierry Vircoulon. « La France avait comme priorité la lutte antijihadiste alors que le pouvoir central malien souhaitait avant tout mettre fin au vieux conflit avec les rebelles touareg. »
« Depuis, ces divergences stratégiques n’ont cessé de croître », continue le chercheur. « Le paysage conflictuel s’est déplacé du nord au centre et est devenu beaucoup plus complexe. Au problème touareg et à la menace jihadiste se sont ajoutés des guerres de territoires mais aussi des guerres de trafic. La France ne combat que sur un front, le jihadisme, et à ce titre a forcément un impact limité sur le contexte sécuritaire global. »
L’importance des opinions sahéliennes sous-estimée
Le 10 juin dernier, Emmanuel Macron annonçait le redéploiement des troupes françaises au Sahel et la « fin de l’opération Barkhane en tant qu’opération extérieure », remplacée par une « alliance internationale associant les États de la région ». Une décision devenue inévitable pour Michel Goya : « Jamais une opération militaire française n’a duré plus de neuf ans et là, nous arrivons à la limite. Il y a une usure, il y a des pertes, ça coûte extrêmement cher, l’ensemble de la présence française coûte presque un milliard d’euros chaque année. »
« Cette guerre menée avec des moyens militaires modernes, qui s’éternise alors que l’insécurité progresse, suscite une incompréhension grandissante parmi les populations », souligne Thierry Vircoulon. « Barkhane a chauffé à blanc les opinions sahéliennes, qui sont passées de l’incompréhension à la suspicion, et Paris a largement sous-estimé cette question, pensant, à tort, qu’elle n’affecterait pas la conduite des opérations sur le terrain. »
Pris à rebours par les autorités maliennes, qui ont demandé la révision des accords de défense avec la France, expulsé son ambassadeur et ordonné le départ des troupes danoises, Paris a annoncé une « réévaluation », avec ses alliés européens, de l’engagement militaire au Mali.
Alors qu’un retrait du pays semble inéluctable, la France a réaffirmé cette semaine son engagement « dans la lutte contre les groupes armés terroristes », misant sur ses autres alliés régionaux tels que le Niger et le Tchad, ainsi que sur le soutien « de ses alliés européens et américain ».