Selon Adel Bakawan, directeur du Centre français de recherche sur l’Irak (Cfri), le report du scrutin présidentiel, prévu lundi, risque de plonger le pays dans une impasse qui « pourrait durer dans les meilleurs des scénarii plusieurs semaines, même des mois, voire des années ». Entretien.
Sans surprise, en raison des dissensions politiques qui paralysent le pouvoir en Irak, l’élection du président de la République par le Parlement, prévue lundi 7 février, a été reportée sine die. Quatre mois après les législatives du 10 octobre, la classe politique, pourtant coutumière des tractations en coulisses pour le partage du pouvoir, n’a toujours pas réussi à former une coalition parlementaire majoritaire, que deux camps antagonistes chiites revendiquent.
D’un côté, on retrouve le leader nationaliste chiite Moqtada al-Sadr, grand vainqueur des législatives avec 73 sièges remportés sur 329, et ses alliés Massoud Barzani, le président du Parti démocratique du Kurdistan (PDK), et le chef du Parlement Mohamed al-Halboussi. De l’autre côté, il y a le camp composé de forces et personnalités chiites pro-iraniennes dont l’ancien Premier ministre Nouri al-Maliki et Hadi Al-Ameri, leader de l’alliance Al-Fatah, mais aussi de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), fondée par l’ancien président Jalal Talabani.
Dans l’Irak post-Saddam Hussein, le pouvoir est partagé de manière informelle entre les différentes communautés du pays, dans un système confessionnel identique à celui en vigueur au Liban. La présidence revient ainsi à un Kurde, le poste de Premier ministre à un chiite – la confession majoritaire en Irak -, et la présidence du Parlement à la communauté sunnite.
Selon Adel Bakawan, directeur du Centre français de recherche sur l’Irak (Cfri) et auteur de « L’Irak, un siècle de faillite, de 1921 à nos jours » (éd. Tallandier), sans consensus entre les deux camps qui se disputent le pouvoir, le pays ne pourra sortir de l’impasse.
France 24 : Comment analysez-vous le report de l’élection du président de la République par les députés irakiens ?
Adel Bakawan : Même si elle était annoncée, cette transgression pure et simple de la Constitution irakienne est sans précédent. Sans président, l’Irak est privé de gouvernement puisque la loi fondamentale exige qu’une fois le président de l’Assemblée nationale élu, après les législatives, les députés n’ont qu’un mois pour élire le président de la République, celui-là même qui devra ensuite désigner dans les 15 jours son Premier ministre.
Ce report sine die maintient l’Irak dans l’impasse car toute l’organisation de la vie politique se trouve perturbée. Aucune perspective ni aucun espoir de sortie de crise n’est envisageable aujourd’hui tant qu’il y aura deux camps radicalement opposés qui se font face. C’est une impasse car aucun de ces deux camps ne peut, dans les conditions actuelles, réunir 220 députés, soit une majorité des deux tiers nécessaire pour élire un président.
La division semble régner à tous les étages dans la classe politique, y compris au sein de la communauté kurde. Comment l’expliquez-vous ?
La quête d’un consensus sur le poste de président, qui doit être traditionnellement, conformément au système politique confessionnel du pays, issu de la communauté kurde, est pourtant bien moins compliquée que la désignation d’un Premier ministre chiite. Les Kurdes eux-mêmes ne parviennent pas à désigner un seul candidat pour le poste de président, c’est dire si la fracture est globale dans le pays.
Depuis 2005, autre tradition, le président irakien désigné était toujours membre de l’UPK. Seulement, grâce à sa nouvelle alliance avec Moqtada al-Sadr et Mohamed al-Halboussi, Massoud Barzani a mobilisé toutes ses capacités pour récupérer la présidence. C’est dans ce sens qu’il a présenté son propre candidat, à savoir son oncle, l’ancien ministre des Finances Hoshyar Zebari. Membre du bureau politique et poids lourd PDK, il avait été limogé en 2016 par l’Assemblée nationale à la suite de soupçons de corruption, sauf qu’il n’a jamais été condamné par la justice, même si celle-ci vient de suspendre sa candidature.
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En face de lui se trouve le président sortant Barham Saleh, membre et cadre dirigeant de l’UPK. Proche de la famille Talabani, c’est un néo-libéral et un pragmatique soutenu par l’Union européenne. Ni les États-Unis, ni l’Iran, ni les pays du Golfe, ou encore la Turquie ne sont opposés à sa candidature. Sauf qu’il n’est pas soutenu par Moqtada al-Sadr au nom de son alliance avec Massoud Barzani.
À qui profite la crise actuelle ? Qui se complait dans l’impasse ?
Sans consensus, qui reste la seule option pour sortir de la crise, l’impasse pourra durer dans les meilleurs des scénarii plusieurs semaines, même des mois, voire des années. Il y a un risque que la conflictualité et les rapports de force s’intensifient et qu’à terme, on assiste à l’explosion d’un conflit armé puisque la quasi-totalité des acteurs politiques chiites disposent d’organisations miliciennes.
Cette situation de blocage avantage les acteurs du système de corruption et les milices qui renforcent leur emprise et déploient leurs actions au sein de la société en profitant de l’affaiblissement de l’État pour s’imposer sur le terrain. Sans parler des ingérences des pays voisins, comme l’Iran et la Turquie dans les affaires irakiennes, qui sont facilitées faute d’un pouvoir fort à Bagdad. Mais il y aussi le risque incarné par l’organisation État islamique qui prolifère dans un climat de désordre et d’instabilité politique.
La situation actuelle ressemble énormément à celle qui existait en 2014, lorsqu’il avait fallu plusieurs mois pour former un gouvernement au moment où Nouri al-Maliki ne voulait pas renoncer à son poste de Premier ministre. L’insécurité et les conditions défavorables qui prévalaient à l’époque avaient alors profité à l’expansion territoriale des jihadistes de Daech.
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