Dans le documentaire «Tilo koto», Sophie Bachelier et Valérie Malek racontent l’histoire de Yancouba Badji, un jeune Casamançais qui tente de retenir les candidats à l’exil à travers sa peinture.
Les films sur les migrants, fictions ou documentaires, sont nombreux depuis quelques années. A tel point que l’on peut presque parler d’un «genre» dans le cinéma contemporain, alertant le public sur la tragédie que constituent souvent les tentatives de migration de l’Afrique ou de l’Asie vers l’Europe et louant souvent le courage et l’ingéniosité de ceux qui ont réussi à traverser la Méditerranée jus-qu’en Grèce, en Italie et en Espagne, ou la Manche, jusqu’au Sud de la Grande-Bre-tagne. Victimisation, le plus souvent, ou héroïsation, parfois, de ces jeunes partis chercher un improbable eldorado loin de leur pays natal.
Quatre tentatives
Mais le documentaire Tilo Koto, qui conte le parcours de Yancouba Badji, un jeune Casamançais qui voulait à tout prix rejoindre le rivage européen, tranche avec tous les autres. Il est en effet peu banal qu’un long métrage choisisse pour personnage principal un homme qui renonce à son rêve et s’emploie à persuader ceux qui le partagent de reculer à leur tour. Non que Yancouba Badji se soit vite découragé. Il avait quitté tout jeune le Sénégal pour la Gambie voisine, où il avait ouvert un atelier d’installations frigorifiques. Puis, menacé de mort par le régime du dictateur Yahya Jammeh, il avait fui ce lieu d’exil après avoir vendu en urgence tout son matériel. Retour au pays, le temps de décider de prendre la route des clandestins, traversant le Burkina Faso, le Mali, le Niger. Il s’engage dans le désert depuis Agadez et rejoint la Libye.
Il aura connu, comme tous ses compagnons d’infortune, les rackets, la torture, les travaux forcés. Avec des passeurs assoiffés de gains faciles, il tentera quatre fois la traversée de la Méditerranée vers l’Italie. La dernière tentative, plus encore que les autres, s’est mal passée. Le Zodiac sur lequel il avait pris place avec 125 autres Africains, en passe de couler, a été récupéré de justesse par la Marine tunisienne. Il restera marqué par le décès, dans l’embarcation, peu avant le sauvetage, d’une toute jeune femme, Rose-Marie, qui n’aura pu récupérer assez de forces après les sévices subis en Libye.
«Méfiez-vous de la route clandestine»
Réfugié en Tunisie, au centre d’accueil pour migrants surpeuplé de Médenine, il songe à retenter sa chance à partir du Maroc mais, surtout, déprime de plus en plus entre deux petits emplois précaires pour survivre. C’est là que les réalisatrices, Sophie Bachelier et Valérie Malek, alertées par un responsable du Croissant-Rouge tunisien qui veut faire connaître le sort des migrants en grande difficulté, le rencontrent au cours d’un premier séjour.
Elles lui demandent s’il souhaite qu’elles lui ramènent quelque chose de France avant de revenir tourner le documentaire qu’elles veulent réaliser. Il répond, à leur grand étonnement : «De la peinture à l’huile et des pinceaux.» Et c’est ainsi que Yancouba Badji va surmonter son désarroi en peignant jour après jour, des tableaux qui évoquent son histoire et celle de ses camarades d’infortune. Des œuvres dont le propos est sombre –l’une s’intitule «Viols à la prison de Zavia en Libye», une autre «L’homme qui sort de l’eau» – mais qui impressionnent par leur beauté et leur originalité. Leur auteur possède assurément un don et un style. Est-ce grâce à cette immersion dans la peinture ?
Toujours est-il que le Casamançais, bientôt, décide qu’il doit abandonner son projet de rejoindre l’Europe. Tant pis s’il rentre désargenté, sur un échec, en sens inverse. Mais ce qu’il a vécu doit être utile aux autres. Il retourne donc, après ses années d’errance, au Sénégal où il continue à peindre avec pour objectif de transmettre un message à la jeunesse africaine : méfiez-vous de la route clandestine, de ses dangers, des désillusions qui attendent ceux qui l’empruntent. Et c’est par l’intermédiaire de ses tableaux et de ses expositions de plus en plus nombreuses, d’abord dans son pays puis également à l’étranger, qu’il véhicule ce discours de sagesse. Il a également décidé de construire un centre culturel au Sénégal qu’il nommera Tilo Koto – Diamoral, soit «Sous le soleil – La paix» en mandingue et diola.
Le documentaire de Sophie Bachelier et Valérie Malek évoque ainsi, avec son témoignage en Tunisie comme au Sénégal, l’étonnant destin de Yancouba Badji tout en racontant sans aucun misérabilisme mais aussi sans filtre, le sort des migrants qui tentent la traversée à partir de la Libye. Dans un film esthétiquement réussi, notamment parce qu’il bénéficie, régulièrement, de l’exposition sur l’écran des tableaux finis ou en cours de création de leur «héros». Des œuvres que ceux qui résident à Paris pourront voir, peu après la sortie du film, à la galerie Talmart (22 rue du Cloître Saint-Merri, dans le IVe arrondissement) du 23 décembre au 15 janvier.
Jeune Afrique