Timing inadéquat, financements insuffisants, risques élevés… L’économiste Kasirim Nwuke, ancien de la Commission économique pour l’Afrique, explique pourquoi il doute du bien-fondé d’une zone de libre-échange sur le continent.
L’année dernière, on m’a demandé de parler des avantages de la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf), l’ambitieux accord commercial qui, selon ses partisans, renforcera l’intégration africaine et transformera le continent de manière déterminante. J’ai indiqué que j’étais sceptique à l’égard de la Zlecaf et du copier-coller de l’intégration régionale de style européen que le continent poursuit depuis l’entrée en vigueur du traité de l’UA en 2002. Je ne partage pas l’opinion selon laquelle la Zlecaf est la solution. Je ne crois pas non plus qu’elle déclenchera la grande transformation des économies africaines que ses partisans affirment vouloir réaliser.
Pour moi, le moment était mal choisi – les infrastructures transfrontalières sont coûteuses à construire et à entretenir et surtout, il n’y a pas de quoi les financer actuellement. En outre, la mise en place de marchés intérieurs intégrés est plus importante pour la croissance économique du continent que la création d’une zone de libre-échange.
Un arrangement de plus
Le développement du commerce intra-africain est important. Toutefois, ce n’est pas une raison impérieuse pour établir un nouvel arrangement d’intégration régionale en plus des nombreuses communautés économiques régionales (CER) qui existent déjà. La priorité absolue devrait être le renforcement des capacités productives et la diversification économique afin d’accroître la capacité de l’Afrique non seulement à commercer davantage avec elle-même, mais aussi avec le monde.
Il n’y a aucune obligation pour les pays africains de commercer entre eux
Je reconnais qu’un espace économique africain intégré est une aspiration de longue date, formalisée par le traité d’Abuja de 1991 établissant la Communauté économique africaine (CEA), qui identifie les CER comme les éléments constitutifs et les moteurs de la CEA. Cependant, je ne pense pas qu’une zone de libre-échange continentale forcée et mal programmée, imposée par le haut, soit la bonne réponse à la lenteur de l’intégration au niveau des CER, ou au faible niveau du commerce intra-africain, qui selon la Cnuced, a atteint en moyenne 2% entre 2015 et 2017 (hors commerce transfrontalier informel).
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Il n’y a aucune obligation pour les pays africains de commercer entre eux. En effet, ils peuvent avoir intérêt à accroître et à diversifier leurs échanges avec le reste du monde plutôt que d’augmenter leurs échanges avec leurs voisins proches. Selon la Cnuced, le commerce intra-régional a augmenté dans toutes les CER d’Afrique. La Zlecaf pourrait éroder tous ces progrès. Les industries qui ont survécu derrière les murs des CER pourraient s’effondrer si elles étaient ouvertes à la concurrence de toute l’Afrique.
Le degré d’ouverture d’un pays au commerce intra-africain devrait être une question de politique intérieure
On parle peu des risques économiques et de sécurité nationale que présente la Zlecaf. Contrairement aux pays de l’UE, la plupart des pays africains sont faibles et dépendent fortement de l’aide extérieure et de l’assistance technique, ce qui les rend vulnérables face aux influences externes.
La Zlecaf pourrait devenir un cheval de Troie pour des acteurs extérieurs qui s’infiltreraient sur l’ensemble du continent par le biais des pays les plus faibles ou les plus opportunistes, pour faire des ravages en exploitant les ressources du continent. Enfin, une zone de libre-échange continentale constitue une étape vers la création d’une union monétaire à l’échelle du continent et, à terme, des « États-Unis d’Afrique ». Un projet qui n’enthousiasme pas grand monde.
Unité d’embouteillage de la société Castel, zone industrielle de Yopougon, Abidjan, Côte d’Ivoire. Mars 2016. Image d’illustration.© Jacques Torregano pour JA.© Fournis par Jeune Afrique Unité d’embouteillage de la société Castel, zone industrielle de Yopougon, Abidjan, Côte d’Ivoire. Mars 2016. Image d’illustration.© Jacques Torregano pour JA.
Les coûts politiques de la Zlecaf
L’Afrique continue à faire des copier-coller du modèle d’intégration de l’UE, comme si les moteurs de l’intégration étaient les mêmes pour les deux continents. En Afrique, les circonstances sont différentes. Les frontières coloniales qui séparent les Africains aujourd’hui ne sont pas dénuées de sens comme certains le prétendent.
Les citoyens se sont socialisés dans des identités dérivées de ces frontières et définies par elles. Elles ont donné naissance à des intérêts nationaux qui ne peuvent être facilement reniés par des appels à la solidarité africaine. Le degré d’ouverture d’un pays au commerce intra-africain devrait être une question de politique intérieure, en tenant pleinement compte des coûts politiques, notamment dans les pays ethniquement fragmentés.
Pourtant, il n’est pas assez question des éventuels coûts politiques de la Zlecaf. Les traités commerciaux et d’intégration régionale font rarement l’objet de campagnes électorales dans les quelques pays africains qui ont un semblant de démocratie compétitive.
Les frontières qui séparent les pays importent, même si leurs origines et leur existence peuvent offenser certains
Il n’est donc pas juste que les gouvernements africains agissent sans l’accord de leurs citoyens avant de conclure des traités commerciaux. Les pays africains n’ont pas une indépendance économique comparable à celle des États membres de l’UE ; ils sont dépourvus d’infrastructures, de compétences bureaucratiques, de capital humain et de ressources financières au niveau de l’UE.
La Zlecaf est surestimée. Elle est présentée comme étant la solution à tous les problèmes africains – de l’insuffisance des capacités de fabrication de produits pharmaceutiques et de vaccins à la médiocrité des infrastructures de transport et de logistique en passant par la pauvreté. Des acteurs extérieurs participent activement à cette vision exagérée. En 2018, le FMI a prédit que la Zlecaf engendrerait une augmentation de 52,3 % du commerce intra-africain en 2022. Pourtant, plus de 12 mois après son entrée en vigueur en janvier 2021, aucun échange au titre de ses dispositions n’a été signalé.
Une naissance prématurée
La Zlecaf, est désormais un fait accompli. Comme tous les prématurés, elle lutte pour survivre. Or, pour rester pérenne, plusieurs changements devraient avoir lieu.
Premièrement, les défenseurs doivent cesser de survendre la Zlecaf et de la présenter comme l’unique remède face aux défis de développement de l’Afrique. Il faut résister à la tentation des grands programmes, car leur échec renforcera le scepticisme à son encontre. Selon moi, les programmes de la Zlecaf peinent à démarrer, non pas à cause d’un manque de volonté politique comme certains l’ont affirmé, mais à cause d’un scepticisme croissant.
Il faudrait ainsi d’abord instaurer la confiance pour ensuite aborder les politiques fiscales et d’investissement.
Il faudra également conserver les CER comme éléments constitutifs de l’intégration régionale de l’Afrique et les renforcer. Ce sont les meilleurs incubateurs d’intégration. Il faudrait en soutirer des enseignements et les mettre à profit pour aider la Zlecaf à gagner en crédibilité au niveau régional
Il faudra par ailleurs encourager les pays à renforcer leurs capacités de production. Le faible niveau du commerce intra-africain résulte des faibles niveaux de capacités de production dans les pays. Comment prendre part au commerce sans produire ?
Enfin, il faut reconnaître que les intérêts nationaux comptent. Les frontières qui séparent les pays importent, même si leurs origines et leur existence peuvent offenser certains.
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