Les révélations, lundi, sur les riches et peu recommandables clients du Crédit Suisse remettent en partie en cause le discours officiel des banques et autorités suisses sur les efforts pour être fiscalement plus transparent. Elles soulignent aussi à quel point le pays continue de dépendre de l’argent sale des pays en voie de développement.
Un Suédois condamné pour trafic d’êtres humains, un responsable d’un cartel serbe de la drogue, les anciens patrons des services secrets du Yemen et de l’Irak soupçonnés d’actes de torture, ou encore des centaines de politiciens corrompus du Venezuela ou de pays d’Europe de l’Est.
La liste de riches clients qui ont caché 100 milliards de francs suisses (96 milliards d’euros) dans les coffres du Crédit Suisse, révélée lundi 21 février par un consortium de médias mené par le quotidien allemand Süddeutsche Zeitung, ressemble à un Who’s Who de personnalités sulfureuses à éviter pour tout banquier intègre.
« Un scandale suisse »
Ce nouveau scandale fiscal, baptisé « Suisse Secrets », arrive au pire moment pour la puissante banque helvète. Avec plus d’1,5 million de clients privés dans le monde, elle croule sous le poids des scandales depuis des années.
Elle a été impliquée dans des scandales de corruption en Russie, en Chine, a été liée à des affaires de blanchiment d’argent par la banque du Vatican, et a été mise à l’index par Washington pour avoir favorisé des transactions avec l’Iran ou le Soudan. Elle est aussi devenue, mi-février, la première grande banque suisse à être poursuivie au pénal sur le territoire national dans le cadre d’une affaire de blanchiment d’argent de la drogue lié à un trafiquant bulgare.
À chaque fois, le Crédit Suisse a affirmé que c’était de l’histoire ancienne, et qu’il avait tiré les leçons des erreurs du passé. La banque a d’ailleurs usé de la même ligne de défense après les révélations de la Süddeutsche Zeitung. « Une série de mesures importantes dans le cadre des réformes financières suisses ont été prises ces dernières années », a réagi l’établissement en réponse aux révélations, soulignant que certains comptes litigieux remontaient aux années 1970.
Un argument qui ne satisfait pas les spécialistes des questions de paradis fiscaux et du secret bancaire. D’abord, parce que la plupart des comptes ont été ouverts après 2010. Et aussi parce que « l’expérience nous apprend que les banques qui essaient de mettre des scandales sur le compte d’erreurs du passé sont aussi celles qui font le moins d’efforts pour changer et qui se retrouvent souvent rattrapées par des affaires à répétition », affirme Ronen Palan, économiste et spécialiste des paradis fiscaux à la City University de Londres, contacté par France 24.
Mais ce n’est pas la réputation d’une seule banque, aussi controversée soit-elle, qui se retrouve ternie par ces révélations. « Ce n’est pas seulement un scandale du Crédit Suisse, mais aussi un scandale suisse », affirme Quentin Parrinello, responsable du plaidoyer justice fiscale pour l’ONG Oxfam, contacté par France 24. Christophe Farquet, historien auteur du livre « Histoire du paradis fiscal suisse », précise que « d’autres banques, qu’elles soient suisses ou des filiales de groupes étrangers installés en Suisse sont également régulièrement soupçonnées d’agissements similaires »
Les révélations des « Suisse Secrets » viennent tordre en partie le cou au discours officiel tenu par les autorités suisses ces dernières années sur la « fin du secret bancaire suisse ». « À partir de 2017, la Suisse a commencé à signer des accords de partage automatique d’informations bancaires qui étaient des réels coups portés au principe du secret bancaire », rappelle Christophe Farquet.
Ces « avancées » ont valu à la Suisse d’être rayée des infamantes listes noires et grises des « juridictions fiscales non coopératives » de l’OCDE et de l’Europe en 2019. Les révélations de la Süddeutsche Zeitung interrogent sur la réalité des efforts helvètes pour sortir de la cour des paradis fiscaux.
L’argent sale des pays en voie de développement
Elles soulignent, pour le moins, « un problème quant au sérieux des enquêtes de diligence interne relatives aux clients et aussi des procédures des contrôles mises en place ces dernières années par les autorités suisses », affirme Quentin Parrinello.
Difficile, pour lui, de croire que les banquiers suisses sont passés à côté des accusations de corruption qui pesaient sur l’oligarque ukrainien Rinat Akhmetov qui avait plusieurs compte au Crédit Suisse en 2016. Et que dire des plus de 3 000 Vénézuéliens aisés soupçonnés de corruption qui ont choisi les coffres suisses pour mettre leur argent à l’abri de la crise économique qui frappe leur pays ?
Ce n’est pas qu’une question de contrôle insuffisant de l’origine des fonds. Ces révélations mettent aussi en lumière « le double discours des banques suisses » dans les années 2010. « La plupart des comptes ont été ouverts au début des années 2010, à une époque où la Suisse commençait à subir une pression internationale pour lutter contre l’évasion fiscale », note Christophe Farquet.
Et la plupart de ces nouveaux comptes ont un point commun : ils proviennent de clients de pays en voie de développement. « La Suisse semble donc, d’un côté, avoir voulu donner des gages aux pays dits riches – avec qui les premiers accords d’échange automatique d’informations ont ensuite été signées -, et de l’autres ils ont activement courtisé des hommes d’affaires corrompus, des hommes politiques autoritaires de pays en voie de développement pour compenser la baisse anticipée des clients des pays développés », résume l’historien suisse.
Certes, Berne a, ensuite commencé à signer des conventions d’échange automatique d’information bancaire avec des pays en voie de développement. Et « ces nouvelles révélations ne permettent pas de savoir à quel point ces nouvelles pratiques suisses sont efficaces sur le très court terme, notamment concernant l’argent en provenance des pays en voie de développement », souligne Christophe Farquet. Mais « toute l’histoire de la place financière suisse incite à douter de la volonté des banques de faire le ménage dans ces clients », estime Ronen Palan, de la City University de Londres.
Surtout que ces révélations démontrent, d’après ce spécialiste des paradis fiscaux, à quel point la Suisse reste attirée par l’argent sale issu de la criminalité internationale ou de la corruption dans les pays en voie de développement. « Les Jeff Bezos et Mark Zuckerberg de ce monde n’apparaissent dans ces révélations. Cela ne veut pas dire que les grands groupes ne font pas de l’optimisation fiscale, mais plutôt qu’ils ne choisissent pas la Suisse », note Ronen Palan.
Pour lui, les noms qui apparaissent dans ces révélations prouvent l’échec de la place financière helvète « à évoluer et à rester compétitive pour attirer une clientèle qui cherche à placer son argent dans des montages financiers complexes qui rapportent beaucoup ».
Les Parti populaire européen (PPE) – principale formation politique au Parlement européen – a estimé que les révélations du « Suisse Secrets » pourraient déboucher sur le grand retour de la Suisse sur la liste noire européenne des paradis fiscaux. « Les prochaines discussions sur la mise à jour de cette liste auront lieu jeudi 24 février. On verra alors ce qu’il en est et si la Suisse est ‘too big too blacklist’ ou pas », note Quentin Parrinello.