La Russie a lancé une offensive militaire contre l’Ukraine jeudi matin. La décision du président russe Vladimir Poutine ouvre un nouveau chapitre de la crise ukrainienne et pose de nouvelles questions. Quatre experts des questions militaires russes expliquent à France 24 les enjeux de ce début de guerre.
Il est 5 h 55 à Moscou ce jeudi 24 février, une heure qui devrait entrer dans l’histoire récente de l’Europe. Le président russe, Vladimir Poutine, déclare à la télévision avoir pris la décision de lancer une « opération militaire » en Ukraine, officiellement sur demande des leaders des régions séparatistes du Donbass reconnues par Moscou en début de semaine. C’est le début de ce que le président américain Joe Biden a qualifié de « guerre préméditée qui va entraîner des souffrances et pertes humaines catastrophiques ».
Les mises en garde occidentales, les efforts diplomatiques et les menaces de lourdes sanctions n’auront donc pas suffi. Les bombardements et mouvements de troupes russes ont commencé en Ukraine, tandis que le président ukrainien Volodymyr Zelenski a instauré la loi martiale et promis d’armer tous les volontaires.
L’offensive russe a suscité des condamnations quasi unanimes de la communauté internationale, qui réfléchit à la meilleure manière de rétorquer à Vladimir Poutine. De nombreuses questions restent, à l’heure actuelle, ouvertes, concernant le timing du déclenchement de l’opération, le but de Vladimir Poutine ou encore la capacité ukrainienne à faire face à cette agression. Quatre spécialistes des questions militaires russes ont accepté d’apporter leur éclairage sur ce début de nouvelle guerre en Europe.
Quelle est l’ampleur de l’offensive ?
Pour l’instant, « il s’agit surtout de frappes aériennes et de missiles lancés contre les infrastructures telles que les aéroports et les centres de commandement militaires et civiles », note Gustav Gressel, spécialiste des questions militaires russes au Conseil européen des relations internationales. Selon lui, cette première phase devrait durer quelques jours afin de limiter au maximum la capacité ukrainienne de s’organiser et de contrer l’avancée des troupes au sol.
Mais ces dernières ne sont pas restées immobiles. Des images de convois venant de Biélorussie (au nord de l’Ukraine), de Crimée (au sud) et de troupes qui se dirigeraient vers Kharkiv (est) ont été publiées par les autorités ukrainiennes. « C’est le signe qu’il s’agit bel et bien d’une invasion et pas simplement de frappes ciblées », estime Glen Grant, un analyste sénior à la Baltic Security Foundation et spécialiste des questions militaires russes.
Cette décision de mener en parallèle les frappes aériennes et l’invasion terrestre suggère aussi que Moscou veut aller vite afin de laisser le moins de temps possible aux Occidentaux de l’Otan pour apporter un soutien militaire supplémentaire à l’Ukraine.
L’offensive « aurait cependant pu être bien plus violente. La Russie n’a pas décidé de bombarder les centres civils dans l’espoir de paralyser totalement le pays. Le but est clairement d’’émasculer’ militairement le pays afin de le laisser sans défense pour pouvoir prendre la population en otage dans les négociations à venir », poursuite Glen Grant.
Pourquoi maintenant ?
La sortie de Vladimir Poutine a été qualifiée « d’annonce surprise » dans les médias occidentaux. Si une opération militaire russe était redoutée, une partie des analystes ne pensait pas qu’elle interviendrait aussi vite après la reconnaissance des régions séparatistes prorusses de Donetsk et Louhansk.
« Vladimir Poutine a fini par se rendre compte que le régime ukrainien ne s’effondrerait pas de l’intérieur malgré les pressions exercées », estime Jeff Hawn, spécialiste de la Russie à la London School of Economics. Le gouvernement de Volodymyr Zelenski a tenu bon malgré les cyberattaques, les troupes massées à la frontière pour intimider Kiev, la guerre de désinformation et la reconnaissance des régions séparatistes.
Le président russe a alors « décidé que l’option militaire lui coûterait politiquement moins cher que de continuer à simplement menacer », juge cet expert de la Russie. Il rappelle que la guerre en Ukraine n’est pas un conflit populaire en Russie, et surtout qu’elle l’est de moins en moins. En parallèle, l’escalade des tensions ne faisait qu’accroître le sentiment pro-occidental en Ukraine. Un glissement vers l’Ouest qui représente « le pire cauchemar de Vladimir Poutine », estime Jeff Hawn. Il lui fallait donc passer à la vitesse supérieure avant qu’il ne soit trop tard.
Une « opération militaire » pour quoi faire ?
Vladimir Poutine est resté vague quant à ses objectifs de guerre. Il s’est contenté d’évoquer une « opération spéciale » pour « protéger » les populations prorusses du Donbass. Ce serait donc une offensive limitée pour protéger les habitants d’une région. Mais il a ajouté que pour ce faire il fallait « démilitariser et dénazifier l’Ukraine », suggérant un plan bien plus ambitieux.
« L’utilisation répétée par le Kremlin, depuis des jours, de la comparaison avec les nazis pour évoquer les dirigeants ukrainiens et l’idée de démilitariser le pays indiquent clairement que Vladimir Poutine veut renverser le régime pour y installer un gouvernement fantoche », estime Gustav Gressel. « Son but a toujours été de faire de l’Ukraine une province de facto de la Russie, au même titre que la Biélorussie », ajoute Glen Grant.
Mais l’hypothèse de l’invasion totale ne fait pas l’unanimité. Selon certains experts, le maître du Kremlin pourrait se contenter d’une partie du territoire ukrainien. « Il ne faut pas oublier qu’en reconnaissant les régions séparatistes, Vladimir Poutine a omis de dire dans quelles frontières il les reconnaissait. Ce n’est pas anodin car cela lui procure un but de guerre », souligne Ofer Fridman, spécialiste des questions militaires russes au King’s College de Londres. Il peut s’agir des territoires actuellement sous contrôle des troupes prorusses ou alors des régions revendiquées en 2014 « ce qui correspond à deux fois plus de territoire », note-t-il.
Pour lui, la rhétorique guerrière du Kremlin ne suggère pas une invasion de grande ampleur, suivie d’une occupation. « Toute la propagande a été axée autour des souffrances infligées aux populations prorusses du Donbass et les Ukrainiens ont aussi été présentés comme des victimes des agissements de leurs dirigeants. Difficile, dans ce contexte, de justifier à la population russe une guerre de grande ampleur contre des individus présentés comme des victimes », ajoute Ofer Fridman.
Rapatrier une partie de l’Ukraine actuelle sous le giron russe au nez et à la barbe de l’Otan serait suffisant pour atteindre l’objectif de Vladimir Poutine qui est « de rendre son lustre à la Russie sur la scène internationale », estime ce spécialiste.
Que peut faire l’Ukraine ?
« Tenir, tenir et encore tenir. Le plus longtemps possible », estime Glen Grant. Pour ce spécialiste de la Baltic Security Foundation, le principal atout de l’Ukraine est le temps. Plus les combats vont durer, plus il y aura probablement de victimes du côté russe. Un bain de sang « qui pourrait apparaître comme politiquement trop coûteux pour l’élite russe, ce qui pourrait les décider à faire pression sur Vladimir Poutine pour arrêter les combats », ajoute Glen Grant.
L’Ukraine a des avantages pour tenir. « Une défense dans les grands centres urbains pourrait sérieusement compliquer la tâche de l’envahisseur russe. En outre, l’Ukraine a une géographie avantageuse, notamment grâce au fleuve Dniepr qui est un obstacle de taille pour lancer une offensive terrestre contre Kiev », résume Jeff Hawn.
Que peuvent faire les Occidentaux ?
L’Otan et les pays alliés « ne peuvent pas faire grand-chose à part regarder le drame se jouer sous leurs yeux », regrette Gustav Gressel. Les sanctions économiques « sont des outils à long terme pour faire changer l’état d’esprit dans un pays. Elles ne servent à rien face à des chars », juge-t-il.
Pour Glen Grant, cette guerre est la conséquence d’une occasion manquée. « Après la guerre de Géorgie en 2008, et au plus tard après 2014, l’Otan aurait dû augmenter sa présence militaire dans l’est de l’Europe. C’était la seule manière de brider l’ambition de Vladimir Poutine, qui est de réussir là où l’Union soviétique à échouer : briser l’Otan. »
Ce qui ne veut pas dire, pour ces spécialistes, que les pays occidentaux doivent rester sans rien faire. « Il faut envoyer des munitions et des armes car c’est ce qui va manquer le plus vite », conclut Glen Grant.
De quoi Poutine a-t-il menacé l’Occident ?
Lors de son allocution télévisée, Vladimir Poutine a menacé l’Occident de « conséquences que vous n’avez encore jamais connues » en cas d’intervention pour aider l’Ukraine.
Pour tous les experts interrogés, le président russe « brandit la menace de l’arsenal nucléaire », résume Ofer Fridman. Pour cet expert, Vladimir Poutine ne dit pas qu’il va l’utiliser, mais « rappelle qu’il peut déployer son arsenal rapidement si l’Otan intervient dans ce qu’il estime être ses affaires internes ».
Mais Vladimir Poutine n’aurait recours à l’arme nucléaire que « si les Occidentaux deviennent ouvertement agressifs », nuance Jeff Hawn. L’acheminement de munitions ou de matériels militaires à l’armée ukrainienne ne rentrerait pas dans cette catégorie. Pour lui, il faudrait une décision plus radicale comme « l’instauration par l’Otan d’une zone d’exclusion aérienne au-dessus de l’Ukraine car cela signifierait que des avions occidentaux seraient prêts à intercepter des chasseurs russes ».