Il y a 80 ans, le 24 février 1942, le navire Struma transportant 769 passagers dont 103 enfants, des réfugiés juifs venus de Roumanie, était torpillé en mer Noire. Pendant près de dix semaines, ce bateau avait été mis en quarantaine à Istanbul dans l’attente d’un visa d’entrée en Palestine qui n’arriva jamais. Cette tragédie oubliée symbolise pourtant les efforts des juifs pour échapper à la Shoah.
Cette tragédie « frappe au cœur de notre civilisation ». À l’annonce du torpillage du Struma, le scientifique Albert Einstein, exilé aux États-Unis, n’a pas de mots assez durs pour exprimer sa peine et sa solidarité à l’égard des victimes. La femme du président américain Eleanor Roosevelt parle elle aussi « d’une cruauté sans nom ».
Quelques jours auparavant, le 24 février 1942, 768 personnes dont 103 enfants, ont perdu la vie lors de la disparition de ce navire en mer Noire. Les passagers, dont un seul a survécu, étaient des juifs tentant de quitter la Roumanie. À l’époque, le pays est dirigé par le maréchal Ion Antonescu, allié d’Adolf Hitler. À l’image du IIIe Reich, le dictateur ne cache pas sa volonté d’éliminer « le problème juif ».
« La situation des juifs roumains à la fin de l’année 1941 était désastreuse et désespérée. Des dizaines de milliers d’entre eux ont été exécutés par des troupes roumaines et allemandes à Iasi en Bessarabie et en Bucovine pendant l’été 1941. D’autres ont été internés sur place dans des camps de transit et des ghettos. Près de 000 juifs en provenance de ces deux provinces ont aussi été déportés par les autorités roumaines pendant l’automne en Transnistrie », explique à France 24 l’historien roumain Radu Ioanid. « Tous les juifs roumains étaient soumis à des lois raciales discriminatoires et les hommes aux travaux forcés », ajoute l’auteur de « La Roumanie et la Shoah » (éditions Maison des Sciences de l’Homme).
« Nous pouvions à peine bouger »
Face à cette situation de plus en plus critique, les juifs roumains essayent de trouver des moyens de quitter le pays. Dans ce contexte, Alya, une organisation sioniste de Bucarest affrète le paquebot Struma pour transporter des réfugiés qui envisagent de demander à Istanbul des visas pour la Palestine. Le 12 décembre 1941, le navire appareille du port de Constanta sur la mer Noire. « Le Struma était un tombeau vivant », résume Radu Ioanid. « Il avait été affrété dans des conditions qui montrent que les armateurs et les autorités roumaines ne se souciaient pas de la vie des passagers ».
Alors que la coque est des plus vétustes, que le chauffage et le système électrique sont en panne et que les installations sanitaires sont quasi inexistantes, les passagers, qui ont payé jusqu’à l’équivalent de 1 000 dollars chacun pour monter à bord, s’entassent dans des conditions plus que précaires. « Nous pouvions à peine bouger parce qu’il y avait trop de gens », a décrit lors d’un entretien au United States Holocaust Memorial Museum David Stoliar, le seul rescapé de la tragédie qui avait 19 ans à l’époque. « Les conditions étaient telles que nous restions dans la soute autant que possible, sans bouger. Il n’y avait aucun moyen de se nettoyer, on pouvait à peine boire de l’eau, sans parler de se laver ou autre chose « .
Quatre jours plus tard, le Struma arrive finalement dans le port d’Istanbul. Mais le cauchemar ne fait que commencer. Les passagers apprennent qu’ils ne peuvent pas obtenir de visa pour la Palestine. « Les autorités turques ont seulement permis le débarquement de cinq personnes qui étaient en possession de visas britanniques pour la Palestine et d’une passagère qui était gravement malade », explique Radu Ioanid.
Alors que la Seconde Guerre mondiale fait rage, la Turquie, pays neutre, tente de maintenir l’équilibre entre la Grande-Bretagne avec laquelle elle partage un traité de défense depuis 1939 et le IIIe Reich avec lequel elle a signé un traité d’amitié et de non-agression en 1941. De son côté, la Grande-Bretagne s’oppose à l’octroi de visas au réfugiés du Struma sous prétexte qu’elle était désormais en guerre avec la Roumanie, d’où le pays était parti, depuis le 7 décembre 1941.
Malgré les demandes de l’Agence juive pour la Palestine, l’organisation représentant les colons juifs en Palestine, Londres reste inflexible, ne souhaitant pas créer de précédents et craignant un afflux massif de réfugiés à l’avenir. Les jours passent et les passagers restent en quarantaine. En signe de protestation, ils hissent sur le navire un drapeau blanc sur lequel il est inscrit ‘Sauvez-nous’. Mais ces appels à l’aide restent lettre morte.
« Nous avons hurlé toute la nuit »
Le 23 février 1942, après 70 jours de blocage sur le Bosphore, les autorités turques ordonnent au navire d’appareiller, mais les mécaniciens sabotent les machines. Le Struma est alors remorqué en mer Noir et laissé à la dérive. Le lendemain, il est finalement attaqué par erreur par un sous-marin soviétique qui patrouillait dans la zone. « La marine soviétique torpillait souvent des navires de fret sur la mer Noire pour tenter d’arrêter notamment l’exportation de chrome vers l’Allemagne », décrit l’historien roumain.
Environ 500 passagers meurent sur le coup. David Stoliar est quant à lui projeté dans les airs et tombe à la mer. « Quand je suis arrivé à la surface, il n’y avait rien d’autre qu’une énorme quantité de débris et beaucoup, beaucoup de gens nageant dans l’eau. Il faisait très, très froid et nous avions du mal à bouger nos pieds et nos mains », avait-il raconté en 2000 dans une interview au Times.
Alors qu’autour de lui les autres passagers se noient ou succombent à leurs blessures, le jeune homme parvient à se hisser sur un radeau de fortune avec un membre de l’équipage. Heure après heure, ils luttent ensemble pour leur survie. « Nous avons hurlé toute la nuit. Et à mesure que la nuit tombait, nous étions épuisés d’avoir tant crié. Et quand nous nous sommes arrêtés, j’ai senti qu’il ne s’appuyait plus contre mon dos. Je me suis retourné et il est tombé du banc sur le pont et sa tête était dans l’eau, il était sur le ventre. En d’autres termes, il ne pouvait plus respirer. Il était mort », a-t-il raconté au United States Holocaust Memorial Museum.
« Rien n’a été fait pour arrêter la Shoah »
Vingt-quatre heures après le naufrage, il est finalement secouru et emmené dans un village de pêcheurs turcs. Après six semaines d’emprisonnement, David Stoliar réussira finalement à atteindre la Palestine pour des raisons humanitaires et à rejoindre la brigade juive de l’armée britannique en 1943, servant en Égypte et au Libye. Il se battra ensuite au sein de l’armée israélienne lors du conflit israélo-arabe en 1948, avant de d’installer aux États-Unis et d’y mourir en 2014. Pendant des années, il conservera le silence sur cette tragédie : « J’ai senti que personne ne s’en souciait. Je gardé ces souvenirs dans ma tête comme si cela était arrivé hier ».
Après la chute de l’Union soviétique, la Russie présenta finalement ses excuses à Israël pour cette « tragique erreur », affirmant que le sous-marin avait pris le Struma pour un navire allemand. En janvier 2005, le premier ministre israélien revint aussi sur ce drame en déclarant devant le parlement de son pays : « Les dirigeants du Mandat britannique ont fait preuve d’obstination et d’insensibilité en fermant les portes d’Israël aux réfugiés juifs qui cherchaient refuge en terre d’Israël. Ainsi ont été rejetées les demandes des 769 passagers du navire « Struma » qui avaient fui l’Europe – et tous sauf un ont trouvé la mort en mer. Pendant toute la guerre, rien n’a été fait pour arrêter la Shoah ».
Quatre-vingt ans après, des responsables roumains ont commémoré pour la première fois officiellement cette tragédie, comme le rapporte le Times of Israël. Le contre-amiral roumain Mihai Panait, commandant supérieur de la marine du pays a participé, mercredi 23 février, à une cérémonie dans le port de Constanta, près du quai d’où le Struma avait pris la mer, faisant face au passé de son pays. « Nous commémorons aujourd’hui non seulement un événement tragique, mais nous ramenons aussi l’attention sur les souffrances causées par la répression des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale », a-t-il déclaré avant de déposer une gerbe de fleurs dans l’eau en mémoire des victimes.
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