La Turquie a reconnu dimanche « l’état de guerre », lui permettant de bloquer le passage des navires de guerre vers la mer Noire. Un nouvel épisode dans la crise ukrainienne qui illustre les ambiguïtés de la diplomatie turque et la relation complexe qui unit Moscou et Ankara.
Ce sont deux verrous maritimes hautement stratégiques pour la Russie. Pressé par Kiev depuis l’invasion russe de fermer le détroit des Dardanelles et du Bosphore, Ankara a fini par s’y résoudre, dimanche 27 février, par la voix de son ministre des Affaires étrangères. « La situation en Ukraine a tourné à la guerre. La Turquie va mettre en œuvre, dans la transparence, toutes les dispositions de la Convention de Montreux », a indiqué Mevlüt Casuvoglu dans un entretien à la chaîne CNN-Turquie.
Signé en 1936, le traité de Montreux donne à la Turquie un rôle de gardienne des détroits. Cette convention garantit notamment la libre-circulation des navires marchands en temps de paix mais en cas de conflit, le pays est autorisé à bloquer les navires de guerre qui souhaitent traverser, sauf si ces derniers sont en chemin vers leurs ports d’attache.
Petit point Convention de Montreux :
C’est quoi ?
Un accord maritime international signé le 20 juillet 1936 dans un palace suisse entré en vigueur le 9 novembre de la même année et toujours applicable aujourd'hui.
Le texte : https://t.co/Tf66ETsJ3r
— Ludovic de Foucaud (@ludovicdf) February 27, 2022
Preuve de l’importance de ces passages dans le contexte actuel : au moins six navires de guerre et un sous-marin russes, de retour de Méditerranée, ont transité par le Bosphore et les Dardanelles au cours des deux dernières semaines.
« La Turquie a affirmé qu’elle allait appliquer la convention de Montreux, pas qu’elle allait bloquer les navires de guerre russe. C’est un langage diplomatique assez subtil et une manière de se retrancher derrière le droit international, analyse Jean Marcou, enseignant à Sciences Po, joint par France 24. « Une nouvelle fois, la Turquie cherche à ne pas choisir son camp », ajoute le chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes (IEFA) d’Istanbul.
Membre de l’Otan, la Turquie donne ici clairement des gages à l’Ukraine, dont elle s’est rapprochée depuis 2014, tout en prenant en soin de ne pas froisser la Russie.
Coopération militaire renforcée avec Kiev
Mais jouer sur tous les tableaux dans cette crise s’annonce périlleux pour Ankara alors que le pays, plombé par une inflation galopante, est plongé un marasme sans précédent.
La Turquie reste en effet dépendante économiquement de Moscou. Elle importe notamment 40 % de son gaz depuis la Russie et a accueilli plus de deux millions de touristes russes l’année dernière. Pour Ankara, l’enjeu est également stratégique et consiste à préserver sa coopération avec la Russie en Syrie.
Si Ankara a condamné à plusieurs reprises l’invasion « inacceptable » de l’Ukraine, elle s’est bien gardée d’aller trop loin dans un soutien aux sanctions décidées par les pays occidentaux. « La Turquie se serait notamment abstenue de voter la suspension des droits de représentation de la Russie au Conseil de l’Europe et n’a pas fermé son espace aérien aux avions russes », rappelle Jean Marcou.
Dépendante de la Russie, la Turquie est dans le même temps soucieuse d’approfondir sa relation avec son voisin ukrainien. Séparés par la Mer noire, les deux pays se sont en effet considérablement rapprochés ces dernières années.
Depuis 2019, Recep Tayyip Erdogan et Volodymyr Zelensky se sont rencontrés à cinq reprises et ont renforcé leur coopération militaire. Symbole de ce partenariat : l’achat de drones turcs Bayraktar TB2, puis la signature d’un accord permettant à l’Ukraine d’en produire sur son sol.
Pour la Turquie, ce nouveau marché est une aubaine alors que son industrie de défense a été sanctionné après l’acquisition du système antimissile russe S-400 en 2019, contre l’avis de l’Otan, et la guerre menée à l’automne 2020 au Haut-Karabakh.
Mais cette coopération est source de tensions avec le Kremlin. En octobre 2021, une frappe de drones turc contre les séparatistes du Donbass avait provoqué la fureur de Vladimir Poutine, qui a décidé après ces événements de reporter sa venue en Turquie, prévue début décembre.
Rivaux en Mer noire
Selon les experts militaires, ce resserrement des liens avec l’Ukraine s’explique en partie par la montée en puissance de la Russie dans la Mer noire. Selon le site spécialisé Naval news, la Russie disposerait actuellement de 49 navires de guerre et de 7 sous-marins dans cette région.
Freiner les appétits russes apparaît d’autant plus nécessaire aux yeux des Turcs après la découverte en août 2020 d’un important gisement de gaz en Mer noire. La Turquie, qui a l’ambition de devenir une puissance énergétique, veut s’affranchir de sa dépendance aux importations d’hydrocarbures.
Face à une Russie de plus en plus menaçante, la Turquie n’a donc aucune intention de lâcher Kiev, ni de reconnaître l’annexion de la péninsule de Crimée, terre originelle des Tatars turcophones musulmans qui régnaient jadis sur la péninsule ukrainienne.
La guerre en Ukraine a beau faire de nouveau éclater au grand jour les ambiguïtés de la diplomatie turque, Ankara semble déterminer à jouer les équilibristes entre Moscou et les puissances occidentales.
« On est en présence d’un pays prudent dont l’attitude illustre sa ligne diplomatique. Membre de l’Otan, la Turquie veut garder une marge de manœuvre et continuer à offrir ses services pour négocier et parler à toutes les parties », analyse Jean Marcou. « La grande question est de savoir si le pays va pouvoir continuer cette politique du grand écart dans ce monde de plus en plus polarisé. »
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