Siddig Tawer comptait parmi les cinq membres civils qui siégeaient au Conseil souverain de transition soudanais jusqu’au coup d’État* perpétré le 25 octobre par le général Abdel Fattah al-Burhane et son vice-président Mohamed Hamdan Dagolo alias « Hemeti ». Ce physicien présidait par ailleurs le Comité supérieur pour les urgences sanitaires. Il est aussi membre du parti socialiste Baath, l’un des quatre piliers des Forces pour la liberté et le changement, la coalition de civils qui partageait le pouvoir avec l’armée avant le putsch.
Depuis son poste d’observation privilégié, Siddig Tawer a pu observer les manipulations des généraux au cours des deux années de transition démocratique ayant succédé aux trente ans de dictature militaro-islamiste. Il estime néanmoins que les civils reprendront prochainement le pouvoir. Au moins 85 d’entre eux ont perdu la vie en manifestant pacifiquement contre le coup d’État.
Le Point Afrique : Quels éléments pouvaient permettre d’anticiper le coup d’État ?
Siddig Tawer : L’élément central concerne le manque de volonté, depuis le début, de la composante militaire. Et en particulier de la part du général Abdel Fattah al-Burhane et de Hemeti qui sont liés l’un à l’autre en raison de leur passé. Lorsqu’ils ont signé le document constitutionnel, en août 2019, ils ne souhaitaient pas s’engager. Ils considéraient la période qui s’ouvrait comme un moment transitoire pour leur permettre de s’organiser avant de s’emparer du pouvoir. Ils ont signé face au soulèvement populaire et à la pression politique à la fois intérieure et extérieure.
Par la suite, le général Burhane a, en permanence, tenté de convaincre les Forces armées soudanaises (SAF) que les civils et les politiques étaient ligués contre eux. D’après le document constitutionnel, le chef de l’armée n’était qu’un membre du Conseil de souveraineté sans pouvoir spécifique. Tandis que l’ensemble de ce conseil était censé être responsable de l’armée. Mais Burhane n’a jamais respecté cela et n’a eu de cesse de mobiliser l’armée contre les civils. Il n’a pas non plus mené la nécessaire réforme de l’armée.
Disposez-vous d’autres preuves de l’agenda caché du général Burhane ?
Depuis le début de l’ère Béchir, après le putsch de 1989, il existe des groupes opérationnels, au sein des services de renseignements. Ces derniers comprennent une majorité de membres du Parti du Congrès national (NCP), le parti de l’ex-président, et d’islamistes. Ce sont eux qui arrêtent et tuent les opposants, notamment lors des manifestations. Ils étaient regroupés au sein d’une unité dite « unité d’opération ». Après la révolution, ces hommes auraient dû être congédiés.
Par ailleurs, Burhane avait pris l’habitude de mener ses propres négociations avec la communauté internationale alors que cela ne faisait pas partie des prérogatives accordées par le document constitutionnel. La normalisation des relations avec Israël constitue un exemple flagrant. Cela a relevé de sa propre initiative. Il n’en avait même pas informé ses collègues de l’armée. Tout au long de cette période, il s’est ainsi servi de son poste de chef de l’armée pour appliquer son propre agenda. Il n’a fait que man?uvrer, mentir et tricher. Cela est devenu très clair lorsque les routes de l’Est et le port de Port-Soudan ont été bloqués, un mois avant le coup d’État. Hemeti et Burhane ont refusé toute intervention de la police pour dégager les rues.
La présidence du Conseil de souveraineté aurait initialement dû passer des militaires aux civils en novembre 2021. Or, l’accord de paix de Juba a remis le compteur de la transition à zéro en octobre 2020. Quand ce relais devait donc avoir lieu ?
Les généraux du Conseil souverain ont perpétré le coup d’État au moment où ils devaient théoriquement laisser le pouvoir aux civils. Cependant, à chaque fois que nous avons voulu évoquer ce transfert pour préciser sa date, ils ont refusé de l’aborder, surtout Burhane et Hemeti. Pourtant, dès la signature de l’accord de Juba, nous voulions préciser ce point qui ne concernait pas les groupes armés signataires mais devait être réglé entre les branches civile et militaire. Encore une fois, quand Burhane et Hemeti ont signé le document constitutionnel, ils savaient, au fond d’eux, qu’ils n’avaient pas l’intention de le respecter.
Diriez-vous que les putschistes se sont pris à leur propre piège en s’emparant du pouvoir ?
Ils ne s’attendaient pas à une telle réaction de la rue. Burhane et Hemeti affirmaient que les Forces pour la liberté et le changement (FFC) avaient perdu le soutien de la population soudanaise. Ils pensaient que personne ne réagirait à leur éviction. Lorsqu’ils ont vu la forte mobilisation contre le coup d’État, ils ont réagi de manière vicieuse, considérant que la violence extrême allait effrayer les manifestants. Mais, là encore, ils se sont trompés, et ils se retrouvent aujourd’hui coincés. Car la mobilisation rassemble des Soudanais de toutes les classes sociales, de tous les âges, des hommes, des femmes, des politiques, des membres des comités de résistance locaux? Tous en ont assez de la mainmise de l’armée sur le pouvoir. Cela dure depuis plus d’un demi-siècle et n’a apporté que de la corruption, la destruction des services publics et des violations des droits de l’homme. Personne ne considère que les militaires doivent se maintenir à la tête de l’État. Les Soudanais condamnent la grosse erreur commise par Burhane avec son coup d’État. Ils sont prêts à payer un prix très élevé pour leur futur et la stabilité du pays.
De leur côté, les putschistes tentent de gagner du temps. Ils veulent organiser des élections, car c’est leur seul moyen d’échapper à la justice et d’éviter d’être reconnus coupables pour leurs crimes, en particulier ceux commis depuis le 25 octobre. Ils niaient jusque-là leur responsabilité dans le démantèlement du sit-in du 3 juin 2019 [qui a fait au moins 127 morts, NDLR], mais ils ne peuvent pas se défausser pour ce qu’il s’est passé depuis le putsch.
Quel est désormais le scénario le plus plausible ?
Pendant deux ans, nous avons accepté de nombreux sacrifices. Nous commencions toutefois à en voir les bénéfices avec l’amélioration des relations étrangères, l’annulation de la dette ou encore le programme « Fruits », financé par les pays dits « amis du Soudan » et qui a permis de verser une petite somme aux personnes les plus pauvres. Même les citoyens habitant loin de Khartoum en ont bénéficié. C’était la première fois que cela arrivait, alors que les Soudanais étaient habitués à ce que le gouvernement leur prenne de l’argent sans rien leur donner en échange. Quatre mois après le coup d’État, tout le monde est de plus en plus convaincu que l’armée n’a aucun futur sur la scène politique.
Le coup d’État doit prendre fin. Ce qui a été détruit doit être restauré, en premier lieu dans les domaines de la sécurité et de la justice. Les putschistes ont en effet mis à mal toutes les réformes entreprises par l’ex-Premier ministre Abdallah Hamdok. Ils ont également licencié toutes les personnes qualifiées dans les institutions gouvernementales et jusque dans les universités pour les remplacer par des membres du NCP. Ce n’est pas difficile de former un gouvernement complètement composé de civils pour se concentrer sur ces priorités. Un gouvernement élu prendra ensuite le relais pour poursuivre ces réformes.
Comment dépasser les différences qui continuent à fragmenter la société civile ?
La composante militaire a travaillé très dur pour créer ces divisions. Elle s’est entre autres servi des négociations précédant la signature de l’accord de paix de Juba pour polariser les groupes armés et les convaincre de ne jamais faire confiance aux partis politiques. Plus tard, Burhane a décliné l’invitation des FFC pour assister à la réunion du 8 septembre 2021, lorsque nous avons réaffirmé notre unité. Pour cause, il préparait, avec les deux ex-chefs rebelles, Minni Minnawi (devenu gouverneur du Darfour) et Gibril Ibrahim (maintenu à son poste de ministre des Finances après le putsch), une scission au sein des FFC afin de souligner les divisions au sein des composantes politiques.
Malgré cela, nous ne nous opposons pas les uns aux autres. Nous devons maintenant nous organiser au sein d’une structure commune et nous allier autour du même agenda afin de terminer ce coup d’État, de rectifier la situation et de préparer le terrain pour les élections. En 2018, tout a commencé par une déclaration que tous les membres ont lue, commentée et modifiée jusqu’à former une large alliance, les FFC. La charte nationale que les comités de résistance sont en train de préparer peut constituer un nouveau point de départ. Elle devra ensuite être lue et comparée avec les autres chartes rédigées en parallèle. Toutes les parties prenantes de la révolution sont convaincues de la nécessité de cette unification. En effet, chaque jour supplémentaire que les putschistes passent au pouvoir ramène le Soudan vers l’ère Béchir. La situation économique se dégrade, les prix augmentent? Il faut rapidement rétablir nos relations avec la communauté internationale et retourner dans la bonne direction.
lepoint
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