Préservant ses intérêts économiques, l’Inde, alliée historique de la Russie, refuse toujours de condamner l’invasion de l’Ukraine. Un mois après le début de la guerre, le pays se trouve pris en porte-à-faux, écartelé entre une pression occidentale grandissante, notamment des États-Unis, un partenaire stratégique dans le Pacifique, et la peur de voir Moscou se rapprocher de ses ennemis, la Chine et le Pakistan.
Depuis un mois, la guerre en Ukraine domine les agendas diplomatiques. États-Unis, Union européenne, Japon… Chaque jour apporte son lot de sanctions et de nouvelles condamnations contre la Russie. Dans ce ballet diplomatique, l’Inde semble cependant décidée à rester en retrait et à éviter le sujet à tout prix.
Dernier exemple en date : lors d’un sommet bilatéral organisé entre l’Inde et l’Australie lundi 21 mars, le Premier ministre australien Scott Morrison a ouvert la réunion en évoquant « la très inquiétante toile de fond de la guerre en Europe » et a dénoncé « l’invasion illégale de l’Ukraine par la Russie ». Narendra Modi, lui, s’en est tenu à des considérations touchant au commerce, aux technologies ou encore au cricket, sans jamais évoquer le dossier ukrainien.
L’Inde s’est aussi abstenue lors des cinq votes organisés à l’ONU visant à condamner l’attitude de Moscou, notamment dans le cadre d’une résolution du Conseil des droits de l’Homme exigeant une enquête indépendante sur les violations commises par la Russie en Ukraine.
Ainsi, si la guerre en Ukraine a amené certains pays comme l’Allemagne à bouleverser leurs politiques diplomatique et de défense, l’Inde, elle, semble vouloir à tout prix maintenir son cap en ménageant ses partenaires occidentaux tout comme son allié russe. Le conflit s’enlisant, sa position pourrait cependant vite devenir intenable.
Un pays « non aligné »
Pendant la Guerre froide, l’Inde a été l’un des membres fondateurs du Mouvement des non-alignés (MNA), ces pays qui refusaient de s’aligner officiellement avec les États-Unis ou l’URSS. Aujourd’hui, ce mouvement s’efforce toujours de maintenir cette posture. Pour l’Inde, cela signifie qu’il ne faut se détourner d’aucun pays mais aussi ne pas s’engager dans une quelconque alliance militaire ou interférer dans des conflits étrangers. Depuis la fin de la Guerre froide, New Delhi entretient donc des relations commerciales étroites avec la Russie. Mais cela ne l’a pas empêché de se rapprocher aussi des États-Unis ces dernières années.
Ainsi, sur les 35 pays qui se sont abstenus lors du vote à l’ONU, le 3 mars, appelant à la fin immédiate de l’invasion de l’Ukraine, tous les pays – à l’exception de la Chine – sont membres du MNA.
« Nous sommes face à l’un des cas les plus graves d’agression par un pays depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale », dénonce auprès de France 24 Michael Kugelman, expert de l’Asie du Sud au Wilson Center, aux États-Unis. « Pourquoi une trentaine de pays ont-ils refusé de condamner l’invasion russe ? La réponse est simple : parce qu’il n’était pas dans leur intérêt de voter en faveur de cette résolution. Au final, ce sont les intérêts, et pas la morale, qui guident les décisions de politique étrangère. »
Du pétrole et des armes
En retrait les premiers jours de l’invasion russe, New Delhi a franchi un pas supplémentaire le 9 mars. Au moment où les sanctions économiques occidentales commençaient à être ressenties à Moscou, la ministre indienne des Finances, Nirmala Sitharaman, a annoncé, devant plusieurs médias, que la Russie avait fait une « offre ouverte » à l’Inde pour la vente de pétrole brut à un prix réduit. Une offre séduisante qui s’est conclue, dix jours plus tard, par l’achat de 5 millions de barils de pétrole brut à prix cassé. La transaction s’est faite en roupies converties en roubles pour contourner les sanctions occidentales.
Mais c’est surtout dans le domaine de la défense que l’Inde est dépendante de la Russie. « Moscou est historiquement le premier fournisseur d’armes de New Delhi, avec qui il procède aussi à de nombreux échanges de technologies », explique auprès de France 24 Avinash Paliwal, professeur de relations internationales à la School of Oriental and African Studies (Soas) de l’Université de Londres. Et d’insister : « Les forces armées indiennes sont majoritairement équipées d’armements russes. »
La Russie est le premier exportateur d’armes au monde après les États-Unis : elle représente près de 20 % des exportations mondiales entre 2017 et 2021, d’après l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (Sipri). Et l’Inde, à elle seule, recueille 28 % de ces exportations russes.
Who were the five largest arms importers in 2017–21?
1) India🇮🇳
2) Saudi Arabia🇸🇦
3) Egypt🇪🇬
4) Australia🇦🇺
5) China🇨🇳Together, they received 38% of total global arms imports in 2017–21. New SIPRI data on global #ArmsTransfers out now ➡️ https://t.co/mwH3tzOOIM pic.twitter.com/aWA5s4Fac8
— SIPRI (@SIPRIorg) March 14, 2022
Et si, depuis quelques années, l’Inde tente de diversifier son approvisionnement, se tournant notamment vers la France, Israël et les États-Unis, elle reste fortement dépendante de Moscou. Au total, d’après les données collectées par l’ONG américaine Stimson, environ 85 % de l’arsenal indien actuel provient ainsi de l’ancienne Union soviétique ou de la Russie.
« La Russie fournit des armes à des prix avantageux. Prenez par exemple le système de défense antimissile S-400 que New Delhi considère comme essentiel pour sa sécurité nationale. Aucun autre pays n’est disposé à proposer une meilleure offre », explique Michael Kugelman.
La peur face aux ennemis pakistanais et chinois
« L’Inde est actuellement confrontée à une double menace, celle de la Chine et celle du Pakistan », poursuit le spécialiste. « Elle a donc une forte demande en équipements militaires pour dissuader Pékin et ne peut pas se permettre de refuser les importations russes. »
D’autant plus que la guerre en Ukraine fait naître une nouvelle inquiétude, celle de voir Moscou, conforté en Afghanistan depuis la prise de pouvoir par les Taliban en août 2021, renforcer ses liens avec le Pakistan. Le 24 février, premier jour de l’invasion de l’Ukraine, le Premier ministre pakistanais était d’ailleurs en visite au Kremlin. Et alors que les condamnations de la communauté internationale s’enchaînaient devant la vision des troupes russes passant la frontière, Imran Khan assurait qu’il était « excitant » de se trouver dans la capitale russe.
L’Inde craint aussi que la Russie, isolée en raison des sanctions économiques, ne se rapproche de son ennemi chinois. « Voir un allié important, la Russie, devenir dépendant économiquement et diplomatiquement d’un adversaire – la Chine – n’est pas à l’avantage de New Delhi », analyse Avinash Paliwal. « Avec la guerre en Ukraine, les liens sino-russes ont pris une nouvelle tournure, et cela se fait au bénéfice de la Chine. »
Perdre un allié dans l’Indopacifique
Si l’Inde dépend militairement de la Russie dans sa lutte contre la menace chinoise, c’est aussi cela qui l’avait poussée à se rapprocher des États-Unis et devenir un membre de l’alliance informelle du Quad. Ce groupe, qui comprend également l’Australie, le Japon et les États-Unis, se concentre sur la région Indopacifique et a l’ambition d’être un contrepoids à Pékin.
Et si la guerre en Ukraine risque de jeter Moscou dans les bras de Pékin, elle risque également de détourner les États-Unis du théâtre indopacifique, selon Michael Kugelman. « Elle pourrait inciter Washington à dévaloriser la menace chinoise et à se concentrer sur l’Europe. L’Inde ne veut pas de cela », explique-t-il.
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À ce jour, l’Inde est le seul membre du Quad qui n’a pas condamné l’invasion russe. Les quatre pays « ont des points de vue très différents sur la question russe et c’est l’un des rares désaccords politiques au sein du groupe », précise-t-il.
En maintenant ses relations avec la Russie, New Delhi risque ainsi de froisser son allié américain. « L’Histoire se souviendra de quel côté l’Inde se tient dans cette guerre », a mis en garde Jen Psaki, la porte-parole de la Maison Blanche, après l’annonce de l’achat des barils de pétrole.
Un rôle de médiateur ?
Pour Michael Kugelman, l’Inde pourrait se sortir de ce piège diplomatique en adoptant la voie de la médiation. « Je pense que l’Inde est bien placée pour jouer le rôle de négociateur. Aucun des autres pays qui ont proposé leur médiation – Israël, la France ou la Turquie – n’a le genre de relations profondes que New Delhi entretient avec Moscou », estime-t-il.
« L’Inde est sensible aux critiques selon lesquelles elle ne pèse pas assez lourd sur la scène internationale. Si elle accepte de jouer le rôle de médiateur, et peut aider à mettre fin à la guerre, elle montrerait sa capacité à faire des choses importantes et significatives dans le monde. » Mais là encore, prendre ce rôle de médiateur signifierait s’écarter de sa politique de non-interférence dans les conflits étrangers.
france24