Considéré comme l’autre grand sculpteur français avec Rodin, Aristide Maillol fut aussi peintre, graveur, brodeur, céramiste. Le musée d’Orsay lui consacre à partir du mardi 12 avril sa première rétrospective depuis 1961. Un régal.
On a tellement vu Maillol qu’il en est devenu invisible. Sa vingtaine de sculptures de femmes un peu trop parfaites trônant sur les pelouses entre le Louvre et le jardin des Tuileries, à Paris, en ont fait l’apôtre d’une beauté un peu vaine, trop lisse même pour des marbres ou des bronzes. Circonstance aggravante, cet artiste qui a beaucoup été collectionné par les Allemands depuis les années 1920 en a nourri sur la fin de sa vie beaucoup de complaisance pour le régime hitlérien. En 1942, à 80 ans, il assiste à Paris au vernissage d’une sculpture d’Arno Breker, icône des nazis, avant de mourir dans un accident de voiture en 1944. Enterré, bel et bien au purgatoire sinon en enfer. Une femme va l’en sortir : Dina Vierny, son ultime modèle dont il fit des sculptures de rêve, créa après sa mort une fondation pour le ressusciter.
Le musée d’Orsay fait mieux : redécouvrir dans son éclosion l’un des plus grands artistes français du XXe siècle, et des plus inclassables. Maillol devient sculpteur à 40 ans. Avant, il est peintre, et l’un des meilleurs. Pourquoi n’a-t-il pas continué ? Il ne parlait jamais de lui. Il aime les portraits de femmes de profil de la Renaissance et en donne une vision moderniste inspirée par sa connaissance de Gauguin, une monumentalité des figures et des contours simplifiés, comme le fou de Pont-Aven.
200 œuvres du monde entier
Cette peinture épurée touche quelque chose de très profond dans cette féminité secrète dans un paysage épuré, où chaque feuille stylisée incarne la pulsion de vie. Son visage émacié d’une jeune paysanne vibre comme si elle allait sortir du cadre. Ses couleurs ont été oubliées : « Beaucoup de ses peintures ne sont même pas localisées. On a retrouvé l’un de ses chefs-d’œuvre dans une fondation japonaise. Il n’y a pas beaucoup d’œuvres de lui dans les collections nationales », expliquent Antoinette Le Normand-Romain et Ophélie Ferlier-Bouat, commissaires de l’exposition débutant mardi 12 avril, qui ont rassemblé environ 200 pièces venues du monde entier, dont une quinzaine de peintures parmi la cinquantaine qu’il a réalisées.
À contre-courant des avant-gardes, pas non plus dans le circuit académique, Maillol le Catalan, fils de viticulteur que rien ne prédestinait à l’art, crève de faim. Ce n’est pas le moment, il a deux bouches à nourrir, comme on le voit sur un très beau tableau de sa compagne Clotilde nourrissant au sein leur bébé, inspiré des Vierges allaitant médiévales, mais qui résonne de manière très contemporaine avec ce regard hébété du nourrisson, les yeux lourds, si réalistes. Un bébé vorace, pas un ange. De Clotilde, modèle jour et nuit, Maillol aurait dit : « Je relève les jupes de ma femme et je trouve un bloc de marbre. »
Mais il ne vend ni n’expose. Il s’essaie à la broderie, à la tapisserie, à la céramique. Sa carrière démarre grâce la princesse Bibesco, mécène dans l’entourage de Proust. Le provincial décolle. Et s’envole en découvrant la sculpture en autodidacte. Il découpe en tranches un vieux poirier mort et réalise ses premiers travaux en bois, comme des bas-reliefs toujours encadrés. De la sculpture au format tableau. Il se lance dans le monumental et Rodin, le vieux maître, le distingue. Cette fois, c’est parti.
Il aime sa femme, les femmes, de manière pas du tout naturaliste : « Il n’hésite pas à mélanger les jambes de l’une et les seins de l’autre. Il remonte la poitrine, enlève cinq centimètres de graisse, comme il dit. La ressemblance ne l’intéresse pas. C’est l’explosion de bonheur de représenter le nu féminin, en simplifiant ses formes », ajoutent les spécialistes.
Un artiste qui n’est « pas reconnu à sa juste valeur »
L’exposition réunit toutes ses statuettes et sculptures en bois, nourries de la sensualité de Gauguin, et beaucoup moins célèbres que ses marbres comme « Méditerranée » : « Tous les musées contactés ont reconnu que c’était un artiste pas reconnu à sa juste valeur, et ont été généreux en prêts », se félicitent les expertes. Maillol est célébré comme la réincarnation d’un sculpteur de l’Antiquité. C’est un piège. « L’Américaine », un fusain de nu féminin de 1935, témoigne d’une capacité à saisir l’érotisme dans son surgissement, comme un instantané. Pour Maillol, la chair n’est jamais triste. Son élan vital d’artiste aimanté, comme une ligne électrique, irradie de sexualité paisible chacune de ses statues.
Mme Maillol, devenue jalouse avec le temps, a des raisons de se méfier de cet obsédé de la pierre et de la chair. Elle tolérera mieux l’adolescente Dina Vierny, son ultime modèle, corps parfait qu’il considère comme la fille qu’il n’a pas eue. Dommage. Cette femme déterminée d’origine juive russe (née dans l’actuelle Moldavie), qu’il fera libérer après son arrestation en 1943, l’aurait mieux aiguillé que son fils unique d’extrême droite, qui fit beaucoup de tort à ce vieil artiste aux amitiés suspectes pendant la guerre. Peut-être est-il temps de faire la paix avec Maillol