Un an après la mort d’Idriss Déby Itno, le Conseil militaire de transition créé dans l’urgence est toujours en place. Le pays attend un dialogue national inclusif qui doit permettre de se projeter sur l’avenir. La population s’interroge cependant sur les projets de Mahamat Idriss Déby, qui dirige le CMT, et sur la volonté des militaires de rendre le pouvoir aux civils. Dans ce quatrième et dernier volet de notre enquête, nous revenons sur les inquiétudes et les espoirs des Tchadiens.
Pour de nombreux Tchadiens, Idriss Déby appartient au passé. Dans les conversations, peu importe que la lumière ne soit pas complètement faite sur les circonstances de sa mort, que l’enquête ouverte n’ait (pour le moment ?) pas abouti.
Ce sont les préoccupations immédiates qui occupent les habitants de Ndjamena en ce mois d’avril 2022. L’huile et le pain augmentent, le carburant est difficile à trouver, les délestages sont quotidiens. Les jeunes diplômés se heurtent par dizaines de milliers à un marché de l’emploi sclérosé. Les enfants mendiants se multiplient aux carrefours et dans les marchés. S’ajoutent à cela les frustrations régionales, les tensions communautaires et foncières qui aboutissent parfois à des tueries, comme à Abéché fin janvier ou à Sandana fin février. Les Ndjamenois observent d’un œil inquiet le déroulement de la transition, dont ils espèrent qu’elle permettra de sauvegarder la stabilité du pays, et de libérer les énergies de la jeunesse.
« Les Cassandre ont eu tort, le Tchad ne s’est pas effondré. » Le bureau climatisé du ministre d’État chargé de la Réconciliation et du dialogue, Acheikh Ibn Oumar est une oasis de fraîcheur proche de la place de la Nation, où le thermomètre affiche 47 degrés cet après-midi là. « Je crois que les événements ont amené une prise de conscience de la gravité de la situation parmi les Tchadiens, de la nécessité de la stabilité », développe celui qui préside le Codni, le Comité d’organisation du dialogue national inclusif.
Ce dialogue, souhaité par tous les acteurs, doit marquer le basculement vers un Tchad nouveau, via des élections dont les résultats seront acceptables par tous. Mais il fait l’objet de nombreux questionnements : quand aura-t-il lieu ? Déjà repoussé à plusieurs reprises, il doit débuter le 10 mai. « On n’a pas pu tenir l’objectif 2021, car il fallait absolument être le plus inclusif possible, quitte à perdre du temps », rappelle Acheikh Ibn Oumar, « mais cette fois, il faut tenir les délais, sinon les 18 mois vont s’achever sans avancée concrète, et ça ne va pas passer auprès de nos partenaires. »
Nécessairement, les yeux se tournent vers le Qatar. Depuis le 13 mars, le gouvernement de transition y discute sous l’égide d’une médiation locale avec une cinquantaine de groupes politico-militaires dans le cadre d’un « pré-dialogue », dont l’objectif est de les amener à la table du dialogue national. Mais voilà plus d’un mois que les tractations avancent laborieusement. Les uns accusent le pouvoir de Ndjamena de vouloir « noyer » les groupes les plus représentatifs dans un vaste ensemble, les autres accusent les principaux rebelles de formuler des demandes parfois inatteignables.
« Le chef rebelle, il se met dans la position du justicier, il ne peut pas lâcher et signer facilement », concède un ministre, « mais là, ils font traîner en longueur volontairement tout en demandant la tenue des délais. C’est assez paradoxal. »
Mahdi Ali, le chef du Fact, pourra-t-il rentrer au Tchad ?
Parmi les principales formations à Doha, l’UFDD de Mahamat Nouri, le CCMSR, qui a explosé en cours de route, l’UFR de Timan Erdimi, et le Fact de Mahamat Mahdi Ali. Les cas des deux derniers sont les plus délicats. « Timan Erdimi n’a plus aucun poids politique et militaire à l’étranger », attaque un politique issu comme lui, de l’ethnie zaghawa, celle du clan Déby. Au contraire, d’autres estiment que ses liens avec certains sécurocrates, y compris au sein du Conseil militaire de transition, pourraient en faire un élément déstabilisateur et qu’il sera, selon un autre chef de parti, « surveillé comme le lait sur le feu », une fois de retour au pays.
Pour Mahdi Ali, l’équation est encore plus complexe. « C’est l’homme qui a tué Déby. S’il rentre, il s’expose à une vengeance clanique, et même les garanties de l’État risquent de ne pas suffire », convient un des personnages les plus hauts placés de la transition. « Je ne lui conseillerais pas de rentrer », ajoute un autre. Dans ce contexte, que peut-il négocier ? Le retour de ses lieutenants et le désarmement de ses troupes en attendant que le temps fasse œuvre d’apaisement ? Les rumeurs courent sur une tentative de reconstitution et de réarmement des forces du Fact en Libye. « Sûrement une stratégie de négociation dans le cadre de Doha », estime le politologue Remadjy Hoinathy, qui craint que le pré-dialogue « accouche d’une souris. » « Je ne vois pas le Fact avoir les moyens de repartir à l’assaut, il a perdu la plus grosse part de ses forces, et on ne recrute pas des combattants du jour au lendemain », estime un officier français.
« Les Tchadiens ont une culture des tractations entre groupes armés, et d’incorporation de combattants, donc ça devrait permettre une intégration efficace des combattants des groupes de Doha, sans déstabiliser l’ensemble », rassure sur ce point un haut gradé de l’armée française.
Alors que les tractations s’étirent à Doha, la date du 10 mai est-elle menacée ? « Non » répondent en cœur Acheikh Ibn Oumar et le Premier ministre Albert Pahimi Padacké, dont la feuille de route est de mener à bien les préparatifs du dialogue. « Nos travaux de synthèse avec les forces intérieures sont prêts, on va les publier très vite, il faut avancer », dit le chef du gouvernement. Détermination ou méthode Coué, il espère un dialogue terminé pour la fin juin « le dialogue peut durer, on ne va pas donner de bornes impératives, mais ce serait bien de conclure avant la saison des pluies qui va ralentir les déplacements », afin d’avoir à l’échéance des 18 mois, un « arsenal juridique » à présenter. « On pourra ensuite demander un délai technique pour mettre en place la Céni, toiletter le fichier électoral, faire un référendum constitutionnel et les élections avant la mi-2023. Un délai de six mois sur une base tangible serait sûrement quelque chose d’acceptable pour la communauté internationale », embraye un diplomate présent sur place.
Cet optimisme, pourtant, n’est pas partagé par tous les membres du gouvernement. Deux d’entre eux estiment qu’il faudra encore « au moins 18 mois » pour boucler le processus. Un ministre expérimenté rappelle la « lourdeur » et les « arguties » que constituent une mise à jour du fichier électoral et la mise en place d’une Commission électorale : « de bonnes élections, si c’est ce que l’on veut, c’est long à faire. »
Tout cela sans compter l’opposition intérieure d’acteurs politiques et de la société civile. Le 6 avril, la plateforme Wakit Tama, constituée pour dénoncer le sixième mandat d’Idriss Déby, et qui poursuit son combat contre le CMT, a annoncé rompre les discussions avec les autorités, qu’elle accuse de « duplicité ». « On nous demande simplement de nous joindre au dialogue sans aucune réflexion, comme des moutons de panurge », s’est emporté sur notre antenne son porte-parole, Me Max Loanlgar, pour qui la transition est « dans une impasse ».
Personnalité centrale de cette opposition « radicale », le leader des Transformateurs Succès Masra, très populaire parmi une partie de la jeunesse qui voit en lui un homme intègre et complètement extérieur au système, précise les doléances : « Nous aussi on a besoin d’un pré-dialogue, car le compte n’y est pas. Pour participer, il faut une transition objective, que ceux qui la mènent ne soient pas juge et partie, donc il faut acter l’inéligibilité des acteurs, comme le demande l’Union africaine. Il nous faut un agenda consensuel et un accord sur les thématiques dont nous parlerons. Il faut aussi une juste représentativité, sur laquelle on n’a aucun engagement, et des éléments de décrispation, comme la libération de prisonniers ou des avancées dans des enquêtes liées à des violences policières ou militaires. »
« On pense pouvoir les rallier au consensus, mais il ne faut pas qu’ils tombent dans le nihilisme, qu’ils fassent des préalables intenables pour flatter une base électorale naissante, qu’ils tentent de fidéliser », rétorque un ministre. « S’ils veulent s’exclure, c’est leur problème, mais ce serait une erreur politique grave », juge de son côté le secrétaire général du MPS, le Mouvement patriotique du salut de feu Idriss Déby, et président du Conseil national de transition (CNT, l’assemblée transitoire), Haroun Kabadi.
Parmi les opposants, on n’écarte pas nécessairement l’idée d’une « seconde phase » de 18 mois, mais avec de nouvelles institutions qui les engloberaient, pour préparer les élections.
L’épineuse question de l’éligibilité des acteurs de la transition
Le cœur de leurs revendications est d’empêcher que se poursuive dans un cadre légal la succession familiale au sommet de l’État qui s’est opérée à la mort du maréchal l’an dernier. « Pour l’instant le CMT est accepté, car il doit partir à la fin. Mais s’il ne le fait pas ? On ne peut pas partir dans une phase de « débysme après Déby », rester dans la gestion familiale, clanique du pouvoir que certains veulent conserver par tous les moyens », estime Succès Masra.
« Moi je ne crois pas que le PCMT (président du Conseil militaire de transition) va partir », ajoute l’opposant Yaya Dillo, « je suis sûr qu’il va renier sa parole. On le voit faire des tournées qui ressemblent à une pré-campagne, faire des promesses, c’est du clientélisme. »
D’autres acteurs politiques, en revanche, estiment que si le dialogue est « véritablement inclusif, souverain et exécutoire, il va être difficile d’empêcher quiconque de se présenter ».
« C’est difficile de dire qu’on veut être le plus inclusif possible dans le dialogue mais qu’ensuite certains seront exclus du processus électoral », nous dit un des principaux dirigeants de la transition. « Le PCMT ne peut pas se prononcer tout de suite, car s’il dit qu’il n’y va pas, il va aiguiser les appétits dans le système, et s’il y va, il va perdre le soutien populaire », analyse-t-il. « La situation de « Kaka » est compliquée. Il n’a pas les coudées franches pour poser l’acte le plus simple qui soit : son inéligibilité », commente un cadre d’un groupe armé présent à Doha.
Sur le sujet de son maintien, ou non, au pouvoir, Mahamat Idriss Déby a soufflé le chaud et froid, comme en juin 2021, dans Jeune Afrique : « Les membres du CMT ne se présenteront pas à l’élection une fois leur mission accomplie. C’est un engagement qui a été pris devant le peuple. Cela dit, en tant que croyant, je pense qu’il faut laisser à Dieu la part qui lui revient. Dieu décide de tout, du destin comme du pouvoir. »
La crainte d’une déstabilisation interne
Si la menace extérieure s’est éloignée, ce que les différents acteurs apportent au crédit du CMT, celle d’une déstabilisation interne est sur toutes les lèvres. « Scénario à la soudanaise », « coup de force conservateur », politiques, membres de la société civile, diplomates, tous font écho de rumeurs persistantes. « C’est sûr qu’on craint tous que Mahamat Idriss Déby ne veuille pas lâcher le pouvoir », convient Théophile Bongoro, opposant qui a rejoint le dialogue, « il y a trop d’intérêts convergents autour de lui, des sécurocrates et du clanisme, qui ont une vision du pouvoir basée sur la force et la propriété. »
« Pour réussir la transition, Mahamat Idriss Déby doit menacer ces intérêts. Tout dépendra de sa capacité de résistance », juge une source qui a fait des aller-retours entre le pouvoir et les rébellions, « c’est risqué pour sa propre vie ». Ces inquiétudes sont exprimées au sein même des autorités, comme par ce ministre de premier plan : « la menace peut venir de l’intérieur. Il y a des difficultés internes à gérer. Des problèmes de rapport de force ». Pour éviter des troubles, « peut-être faudra-t-il donner un statut spécial aux membres du CMT pour leur assurer une sortie en douceur ? » s’interroge donc l’opposant Succès Masra.
« Depuis le début, Mahamat Kaka marche sur la corde raide entre les intérêts des zaghawas et les intérêts de la population », analyse pour sa part un diplomate. « Pour ce qui est du scrutin, son intérêt c’est de garder le mystère. »
S’il est acquis pour certains que Mahamat Idriss Deby tentera de se maintenir au pouvoir, d’autres louent au contraire sa tempérance, son sens de l’intérêt général. Kaka serait « généreux, pondéré, frugal et pieux » à en croire un de ses conseillers.
« Nous avons fait partie de ceux qui sont entrés au conseil national de transition avec l’espoir d’un progrès », explique pour sa part Théophile Bongoro, qui s’était retiré au dernier moment de la dernière présidentielle. « Nous sommes assez partagés pour le moment. Il y a un vrai appel d’air du point de vue des libertés publiques et politiques, mais la transition semble avoir du mal à avancer, le gouvernement se disperse et devrait rester collé à sa feuille de route, qui est d’organiser le dialogue. »
De fait, l’espace public s’est ouvert depuis un an. Les marches sont encadrées mais autorisées, les Transformateurs de Succès Masra ont reçu leur agrément administratif et organisé un grand meeting début janvier dans un stade de la capitale, de nombreux exilés sont rentrés, après parfois plusieurs décennies à l’étranger.
« Prise de guerre » du régime, Kingabé Ougouzeïmi de Tapol, ancien porte-parole du CCMSR puis du Fact, a regagné le pays fin janvier : « Le 20, je dirigeais ma dernière réunion du Fact, et le 26 janvier j’étais à Ndjamena. Bien sûr je comprends le ressentiment et la vexation de mes anciens camarades, mais maintenant mon travail c’est de les convaincre de faire de même. On est dans un moment de rupture de contexte. Mon analyse a été de l’appuyer. J’étais à l’étranger depuis 30 ans, je crois que c’était le bon moment. »
Un discours que tient également Makaïla Nguebla. Bloggeur parmi les plus critiques du régime, il est rentré fin 2021 après quasiment 20 ans d’exil. En janvier, il a été nommé conseiller à la présidence, chargé de mission sur les droits humains : « je trouve le PCMT très à l’écoute. Je pense vraiment qu’il a l’intention de faire évoluer les choses. Moi j’essaie d’apporter ma pierre à l’édifice. On verra si ça marche pour la suite, mais je me suis dit que c’était le bon moment pour essayer d’agir de l’intérieur. »
« On veut sortir par la grande porte. Quand demain la mission sera achevée, nous rentrerons dans nos casernes »
Un général du CMT
À la présidence, il côtoie deux hommes forts : Abdelkerim Idriss Déby, dit « Kerimo », demi-frère et directeur de cabinet de Mahamat Idriss Déby, et Idriss Youssouf Boy, son secrétaire particulier, qui ne manque pas d’ennemis à Ndjamena, agacés par ce qu’ils appellent de l’autoritarisme. « Ces gamins n’ont qu’une vague idée de la réalité du pouvoir, ils risquent de se prendre le mur », prophétise une figure de la communauté zaghawa opposée au clan Déby.
Parmi les militaires, officiellement, la suite ne fait pas de doute : « nous sommes arrivés dans une situation exceptionnelle avec une mission, préserver l’intégrité du pays », nous dit un des généraux du CMT. « On veut sortir par la grande porte. Quand demain la mission sera achevée, nous rentrerons dans nos casernes. Depuis trente ans, j’ai occupé tous les postes, il est temps que je profite de ma retraite », sourit cet officier, compagnon de longue date d’Idriss Déby père. « Nous c’est la sécurité », ajoute un de ses camarades, « le reste c’est au politique de voir : s’ils peuvent finir en 18 mois, tant mieux, on laisse la place, mais 18 mois c’est renouvelable une fois, si besoin. »
La réforme de l’armée sera une des principales inconnues pour la suite et un point de tension. Les militaires français, qui ne tarissent pas d’éloge sur la combativité et l’efficacité, de leurs meilleurs alliés au Sahel, ne cachent d’ailleurs pas qu’ils s’inquiètent du « clanisme » au profit de la communauté zaghawa, très minoritaire dans la population tchadienne, mais sur-représentée dans l’appareil sécuritaire.
« La population, elle, souffle, car jusque-là tout va bien », ajoute la figure déjà citée de cette communauté, « elle reste calme et accepte la transition, à condition que Kaka parte à la fin. Mais la fragilité est toujours là, le risque d’explosion aussi, très réel, inévitable je crains, pour purger le système. »
rfi