Paris. Jeudi, 14 avril 2022. Nous passons toute la journée sur la place de la Sorbonne, aux côtés des étudiants mobilisés contre les résultats du premier tour des élections présidentielles. Aucune personnalité publique n’est présente. Les politiques de gauche et de droite ne peuvent remettre en cause un système qui leur procure leur raison d’être. Plongée au coeur d’une jeunesse désespérée par la politique avec Mustapha Safa, sociologue, poète, artiste peintre
L’OCCUPATION DE LA SORBONNE, 1968-2022.
J’ai connu d’autres temps où des écrivains, des philosophes, des scientifiques renommés auraient accouru pour enrayer, par leur présence, les exactions policières. Les autorités morales ont disparu. Il ne reste que des scribouillards médiatiques, des pinailleurs dérisoires. Courent dans tous les sens des photographes amateurs, des journalistes stagiaires, des picoreurs de réponses rapides. Je discute avec plusieurs étudiants. Ils ne s’attardent pas dans l’analyse. Leurs doléances se résument en quelques points. Rejet du fascisme conquérant, du chauvinisme pérorant, de l’ostracisme intolérant. Solidarité avec les étudiants étrangers, les réfugiés, les exilés. Conscience aigüe des périls climatiques.
La Sorbonne, temple central du Quartier latin, entouré de grandes écoles et de lycées d’excellence, est plus que jamais une université bourgeoise. Mes interlocuteurs sont polis, bienséants, pacifiques. Le sitting sur la place de la Sorbonne, le soleil aidant, se passe dans une bonne atmosphère. De petits groupes, assis par terre, palabrent tranquillement. Comment s’expliquent les ordinateurs et les extincteurs jetés par les fenêtres ? A moins que les occupants ne soient infiltrés par des provocateurs.
Premier communiqué des occupants de la Sorbonne. « Le premier tour des élections présidentielles du 10 avril 2022 nous impose un choix inique. Pendant cinq ans, Emmanuel Macron a mis en concurrence les élèves avec parcoursup. Il a laissé les étudiants souffrir de la précarité en pleine crise sanitaire. Il a été condamné deux fois pour inaction climatique. Le pays compte sous sa gouvernance neuf millions de pauvres. Marine Le Pen affirme ouvertement son racisme et son mépris des jeunes des quartiers populaires. Cette élection vole nos aspirations. Nous agissons en réaction à une politique étatique hostile à la jeunesse, qui nous ne laisse aucun avenir. Depuis quinze heures, suite à une assemblée générale de la coordination antifasciste interuniversitaire, nous occupons matériellement l’université Sorbonne mère. Nous vous appelons à vous mobiliser massivement sur tout le territoire, dans les lycées, dans les facs, dans la rue pour dire non aux politiques racistes, capitalistes, antisociales, réactionnaires, écocides, liberticides. Nous vous appelons à vous mobiliser massivement pour l’inscription et la régularisation de tous les étudiants réfugiés et sans papiers, sans conditions de nationalité. L’avenir appartient à la jeunesse. Nous façonnerons cet avenir à notre image. Ni Macron, ni Le Pen ».
« Le tri raciste » du gouvernement
Deuxième communiqué : « Alors que nous étions plusieurs centaines à voter l’occupation de La Sorbonne pour refuser le chantage réactionnaire du second tour entre Le Pen et Macron, le gouvernement et le rectorat ont décidé de répondre par la répression. Depuis jeudi matin, des fourgons de CRS bloquent les entrées de l’université. Les cours sont basculés en distanciel. Les étudiants sont empêchés de se réunir, de discuter, de s’organiser contre le quinquennat qui s’annonce plus terrible que la précédent. Macron a peur de cette colère qui dévoile sa responsabilité dans la montée de l’extrême droite, qui dénonce son islamophobie, ses lois Sécurité globale et Séparatisme. Notre assemblée générale exige la réouverture immédiate des universités et l’abandon de toute poursuite contre les camarades qui occupent les bâtiments de La Sorbonne. Dès ce soir à 18h, soyons nombreux au rassemblement place du panthéon pour l’inscription des étudiants étrangers qui subissent le tri raciste du gouvernement. Nous sommes masqués aujourd’hui pour nous protéger des rétentions administratives et des violences fascistes ».
La nouvelle alerte face au réchauffement du climat lancée par le groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) occupe singulièrement les jeunes esprits. Ils ont peur de disparaître avant d’atteindre l’âge de leurs professeurs. La moitié des habitants de la terre vivent dans des situations vulnérables aux changements climatiques, augmentation du stress thermique, dégradation de la qualité de l’air, apparition de nouvelles maladies, effets en cascade des catastrophes naturelles, réduction des ressources d’eau et de nourriture, apparition de nouvelles maladies. « Le Giec dit qu’il ne reste que trois ans pour changer les choses. Nous signons, dans un cas ou un autre, pour un quinquennat, pour un président ou une présidente qui se moque royalement de l’environnement. Les pires cataclysmes nous attendent. La fin du monde et de l’humanité est tout à fait envisageable». En février 2021, le tribunal administratif de Paris constate que la France a dépassé le plafond d’émissions de gaz à effet de serre de 62 millions de tonnes d’équivalent dioxyde de carbone (CO2) entre 2015 et 2018.
Troisième communiqué. « Dans la soirée, des fourgons de police barrent la rue Cujas. Toutes les portes de la Sorbonne sont bloquées. Des vigiles du rectorat font des rondes régulières. Les dernières entrées dans l’occupation se sont faites en matinée, sous bastonnades et gaz lacrymogènes. Dès le début de l’après-midi, les tentatives de ravitaillement en nourriture et en médicaments deviennent impossibles. Le rassemblement sur la place de la Sorbonne est quadrillé par les uniformes. Des étudiants tranquilles sont violemment interpellés. Intimidations, insultes, menaces d’emprisonnement. Peur à l’extérieur. Angoisse à l’intérieur. La solidarité ne faiblit pas. Ultimatum. Annonce d’une intervention si les occupants ne sortent pas. La sortie est votée. Les occupants se rassemblent côté rue Cujas pour décamper en bloc. Le groupe est coupé en deux par les policiers. Les coups pleuvent. Une quarantaine de personnes restent enfermées à l’intérieur. Les coups pleuvent. Agressions physiques. Cris. Injures. Malaises. Des étudiants s’écroulent. Les pompiers sont empêchés de soigner les blessés. Il est proposé aux occupants séquestrés de quitter les lieux un par un sous condition de présenter leurs papiers. Les occupants finissent par sortir à visage découvert en déclinant leur identité. L’occupation de la Sorbonne, trop courte pour nous permettre d’organiser un espace autogéré, est terminée, mais la mobilisation continue ». Aux obsèques d’Alain Krivine le 21 mars 2022, une grande banderole rouge rappelait notre slogan préféré quand le vent de Mai 68 avait tourné, Ce n’est qu’un début, continuons le combat. Comme une nostalgie.
Les étudiants parlent de l’avenir compromis par des options fascisantes. Les médias ne retiennent que des dégradations matérielles dans un inventaire ubuesque, bris de verre, livres déchirés, tags sur les murs, chaises cassées, ordinateurs et extincteurs jetés par les fenêtres. La Sorbonne est fermée jusqu’au 24 avril, jour du second tour des élections présidentielles. Les causes et les effets s’ajustent opportunément. Les occupants, parfois mineurs, seront convoqués devant les tribunaux, accusés de détérioration de biens publics, des infractions punies par le Code pénal de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende dans le pire des cas, de 15 000 euros d’amende et d’une peine de travail d’intérêt général dans le meilleur des cas, de quoi compromettre sérieusement le devenir de ces jeunes gens sans histoire.
La menace d’un nouveau danger fasciste
Nanterre. Vendredi, 15 avril 2022. Le président de l’université, qui déclare prendre en compte « les récents événements survenus à la Sorbonne », décide la fermeture de tous les bâtiments. Il dit vouloir « protéger la communauté universitaire contre tout événement qui viendrait aggraver une situation déjà très difficile » sur le campus. Allusion à l’occupation, depuis cinq mois, d’un bureau du bâtiment administratif par une trentaine de sans-fac, des étudiants étrangers laissés sur le bord de la route. Comble du jésuitisme : « Il ne s’agit nullement d’empêcher les débats démocratiques sur les enjeux des élections présidentielles qui sont extrêmement importants, mais simplement de veiller à ce que notre université puisse continuer de remplir, dans les jours et semaines qui viennent, l’ensemble de ses missions de service public pour nos étudiants ». Les protestataires, qui considèrent la fermeture des locaux comme une entrave à la liberté d’expression, tiennent, en conséquence, leur assemblée générale sur la pelouse.
Saint-Denis. Mardi, 19 avril 2022. La direction de l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis ferme le campus pour « des raison de sécurité ». « Compte tenu des tensions fortes dans les établissements franciliens ces derniers jours, et face à l’incertitude de pouvoir assurer le bon fonctionnement au sein du campus ainsi que la sécurité des personnes et des biens, nous avons décidé de fermer pour la journée le campus de Saint-Denis et de consulter ce jour les parties prenantes concernées par le bon déroulement des examens et des cours, et d’adapter le fonctionnement de l’université, en présentiel, en hybride ou en distanciel ». Une assemblée interfacs devait se tenir dans ce campus. Les étudiants répliquent : « Alors que les étudiants de La Sorbonne ont initié une mobilisation en réaction aux résultats du premier tour et que des centaines d’étudiants réfugiés sont mobilisés pour exiger leur inscription, cette décision participe du climat réactionnaire contre lequel nous nous mobilisons ». Appel à la mobilisation. « Face à l’Etat ultralibéral et policier en place, à ses attaques destructrices des acquis sociaux, à ses répressions continuelles des groupes minorisés, face au risque grandissant du chaos fasciste, nous voulons reprendre en main notre pouvoir décisionnaire et fédérer autour de perspectives humaines, libertaires, écologiques, antifascistes. Cette mobilisation ne consiste pas à donner une consigne de vote ou d’abstention, mais à mettre en lumière le mépris et l’occultation de ces enjeux ».
Plusieurs étudiants me parlent, avec une sensibilité à fleur de peau, du danger fasciste. Trois ordres d’idées se conjuguent, autoritarisme liberticide, productivisme écocide, racisme ethnocide. Certains ont déjà été victimes d’attaques physiques des groupes d’extrême droite, qui évoluent ouvertement, agissent sous l’œil complaisant de la police. Les slogans, les mots d’ordre sont explicites. « Siamo tutti antifascisti », le chant des résistants italiens contre la dictature mussolinienne résonne en chœur sur la place de la Sorbonne. Les syllabes sont scandées en frappant des mains. « Pas de fachos dans nos quartiers, Pas de quartiers pour les fachos ». « Alerta, Alerta Antifascista ». « Le fascisme, c’est la gangrène, on l’élimine ou en crève ». « No pasaran ». « Pétain revient, t’as oublié tes chiens ». « Contre le fascisme et la misère, la lutte est nécessaire ». « Pas de répit pour les racistes, action, action antifasciste ». Des informations s’échangent avec l’Ecole normale supérieure du quatorzième arrondissement et Sciences-Po, rue Saint-Guillaume. Les pourparlers avec l’autorité rectorale s’interrompent. Les contestataires sont jetés en pâture à la police. Plusieurs lycées, Louis Le Grand, Henri IV, Lavoisier, Fénelon, Lamartine, Balzac emboîtent le pas. L’affiche du second tour des présidentielles, préfabriquée par les médias des milliardaires, ne passe pas. Calicots sur les murs. « Justice climatique, justice sociale ». « Anticapitalistes, Antifascistes » « Le Pen ou Macron, Non ! ». « Quelque que soit le résultat, le prochain quinquennat sera douloureux ». Des tracts détaillent les exactions du macronisme. « On va droit dans le mur. Les inégalités plus fortes que jamais. Rien de ce qui se propose n’est à la mesure des catastrophes sociales, environnementales qui s’annoncent. Nous craignons pour notre futur ».
L’islamo gauchisme, ce bouc émissaire
L’université française se retrouve dans une situation lamentable. Le gouvernement est parti en guerre contre les facultés et les centres de recherche prétendument gangrenés par l’islamo-gauchisme. Deux cibles, les chercheurs et les étudiants musulmans transformés en boucs émissaires. Ingérence inédite de la politique dans le travail universitaire. L’islamo-gauchisme, slogan fasciste, n’a aucune réalité scientifique. Le Centre national de la recherche scientifique condamne fermement les atteintes gouvernementales aux libertés universitaires, les manœuvres de délégitimation de plusieurs champs de recherche comme les études postcoloniales, les études intersectionnelles, les travaux sur la notion de race. Le néolibéralisme poursuit délibérément sa politique de destruction du service public de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR), l’assèchement des finances, la précarisation des étudiants, la privatisation des secteurs rentables. Les politiques instrumentalisent les sciences, non seulement les sciences humaines et les sciences sociales, mais les sciences médicales et génétiques, pour imposer une société de contrôle et de surveillance. Tous testés, tous vaccinés, tous numérisés, tous codés, tous fichés, tous tracés, tous patchés, tous pucés, tous électronisés, tous téléguidés.
Le saccage de l’enseignement supérieur s’est institutionnalisé avec la loi relative aux libertés et responsabilités (LRU) du 10 août 2007, qui instaure de nouveaux statuts temporaires, place les universités en faillite structurelle avec des budgets figés malgré l’augmentation exponentielle du nombre d’étudiants. La mise en place de Parcoursup, en 2018, généralise la sélection. La nouvelle plateforme d’inscription individualise et spécialise les parcours de formation. Ce n’est plus l’étudiant qui choisit son université. C’est l’université qui pioche dans la masse étudiante les profils qui lui conviennent. Des logiciels algorithment les validations sur des critères occultes. Les discriminations sociales s’aggravent. Les lycéens des établissements prestigieux, situés dans les quartiers riches, sont dirigés vers les universités les mieux cotées. L’élitisme technocratique et la précellence aristocratique se confondent. Se parachève un système d’enseignement ségrégationniste de la maternelle à l’université. Les mobilisations étudiantes sont systématiquement écrasées par une répression féroce. Les policiers s’autorisent des interventions violentes à l’intérieur des campus. En juillet 2020, 93 125 bacheliers se voient refuser l’accès à l’enseignement supérieur. En 2021, une augmentation vertigineuse des frais d’inscription est appliquée aux étudiants extra-européens. Ces frais sont portés de 170 euros à 2 770 euros pour une année de licence, de 243 ou 380 euros pour une année de master ou de doctorat. L’opération est impudemment baptisée Bienvenue en France. Le stratagème xénophobe vise particulièrement les étudiants subsahariens et maghrébins. Malgré les oppositions sur tous les fronts des étudiants, des enseignants, des universités, les manifestations de rue, les actions du mouvement Carrés Rouges, le dispositif est entériné par le Conseil d’Etat.
En 2020, la loi de programmation de la recherche (LPR) encourage et facilite le transfert des résultats de la recherche publique vers le secteur privé. Le financement par projet épuise les équipes, contraintes d’y consacrer une énergie considérable au détriment de la recherche elle-même. La constitution de ces dossiers de financement nécessite annuellement l’équivalent de travail complet de 500 chercheurs. Le taux d’acceptation des dossiers n’atteint que 12 %. Le financement ne se fait plus sur la pertinence scientifique, mais sur des critères idéologiques, publicitaires, commerciaux. De nombreux travaux sur la crise covidaire sont, de ce fait, abandonnés. Le 9 novembre 2020, La commission mixte paritaire du parlement ratifie un délit d’entrave, passible d’un an de prison ferme et de 7 500 euros d’amande, de trois ans de prison et de 45 000 euros d’amende s’il est commis en réunion, pour tout acte troublant la tranquillité et le bon ordre de l’établissement. Les assemblées générales non autorisés, les mobilisations contre les violences racistes et sexuelles, l’exercice des libertés universitaires relèvent, dans cette proposition, des poursuites pénales. La franchise universitaire, de mise depuis le Moyen Âge, est abolie. Le Conseil Constitutionnel censure heureusement cette disposition. L’université française compte aujourd’hui 130 000 vacataires, payés sous le SMIC, qui compensent la diminution drastique des postes de professeurs. De jeunes chercheurs travaillent gratuitement pour rester dans le circuit. La crise covidaire exacerbe les conditions de vie d’un nombreux croissant d’étudiants, obligés de se nourrir aux soupes populaires. Les études s’abandonnent précocement. La société s’enfonce dans l’inculture. L’obscurantisme n’est-il pas le terreau du totalitarisme ?
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