Alors que Moscou est accusé d’exercer un « chantage » à l’énergie après avoir coupé le robinet du gaz à la Bulgarie et à la Pologne, un nouveau rapport d’un centre de recherche indépendant, publié mercredi, révèle que la Russie a tiré d’importants profits de ses exportations d’hydrocarbures depuis le début de la guerre en Ukraine. Surtout grâce à l’Europe.
Pendant la guerre, les affaires continuent. Et pour la Russie, les exportations d’hydrocarbures se sont révélées très lucratives malgré l’avalanche de sanctions internationales, selon un rapport publié, mercredi 27 avril, par le Centre for Research on Energy and Clean Air (Crea), un centre de réflexion basé en Finlande.
Moscou a, en effet, gagné 63 milliards d’euros en vendant du gaz, du pétrole ou du charbon depuis le 24 février, date à laquelle les troupes russes ont entamé leur offensive en Ukraine, d’après les estimations des experts du Crea.
Deux fois plus de revenus que l’an dernier
Les pays européens – à commencer par l’Allemagne – caracolent en tête des dépenses liées à des importations d’hydrocarbures depuis la Russie, et ce devant la Chine et la Turquie. “Les États de l’Union européenne ont payé 44 milliards d’euros [dont plus de 9 milliards d’euros pour la seule Allemagne, NDLR] à Moscou durant les deux premiers mois de la guerre en Ukraine, soit près du double de ce que le bloc européen a dépensé l’an dernier à la même époque”, souligne Lauri Myllyvirta, analyste en chef du Crea et auteur de ce rapport intitulé “Financer la guerre de Poutine en Europe : les exportations d’énergie russe depuis le 24 février”.
Ces données sont des estimations “basées sur l’analyse des mouvements de cargos russes transportant des hydrocarbures et les données publiques sur les ventes d’énergie”, précise l’expert du centre de recherche finlandais. Impossible, cependant, de connaître les revenus exacts tirés de ces exportations car certains tarifs sont fixés dans des contrats à long terme qui ne sont pas rendus publics. Mais “avec notre modèle et en l’état actuel des connaissances, nous pensons que c’est l’estimation la plus proche possible de la réalité”, affirme Lauri Myllyvirta.
Ce rapport jette, surtout, une lumière crue sur la réalité des effets des sanctions et menaces de sanctions sur la Russie. Il constate, en effet, que les exportations russes d’énergies fossiles se sont bel et bien effondrées depuis le début de la guerre. En cela, les sanctions ont fonctionné. “On a même été surpris par l’ampleur de la baisse, alors même que dans certains pays, l’embargo sur le gaz et le pétrole russes n’est même pas encore en vigueur, et dans d’autres régions comme l’UE, il s’agit encore essentiellement de menaces [mis à part l’embargo sur le charbon russe, NDLR]”, reconnaît Lauri Myllyvirta.
Pour lui, c’est le signe que les négociants en énergie sont allés plus vite et plus loin que les gouvernements pour se passer de gaz ou de pétrole russes. Ils ont anticipé les sanctions à venir et ont préféré couper les ponts avec Moscou avant d’y être forcé.
Mais alors d’où viennent les revenus records tirés des exportations russes d’hydrocarbures ? Ironiquement, c’est en partie une conséquence des sanctions. Celles-ci ont privé le marché d’une importante quantité de ressources, ce qui a entraîné une flambée des prix pour le peu qui restait disponible, permettant “à Moscou de compenser la chute de ses exportations”, estime Lauri Myllyvirta.
Des exportations qui flanchent et des prix qui flambent
Certains acteurs se sont aussi rués sur l’or noir, le gaz et le charbon russes avant de ne plus y avoir accès en raison des sanctions. “Si on prend l’exemple européen, il y a eu une hausse des importations de charbon russe car l’UE a prévenu bien à l’avance qu’un embargo allait entrer en vigueur à partir du mois d’août”, souligne l’analyse du Crea.
La Russie a aussi tout fait pour trouver de nouveaux acheteurs. L’analyse des déplacements de cargos russes illustre cette quête effrénée. “On a ainsi constaté une hausse significative du nombre de vaisseaux russes remplis d’hydrocarbures qui ont pris la mer, sans destination finale précise, dans l’espoir de trouver un acheteur en chemin”, remarque Lauri Myllyvirta. Une part importante de ces convois n’a cependant jamais trouvé preneur.
Plusieurs pays, comme l’Inde, l’Égypte ou la Chine, ont effectivement augmenté ou commencé à importer des hydrocarbures russes. Les données montrent une hausse de 210 % des exportations de gaz naturel liquéfié vers la Chine… ce qui n’est pas difficile puisque Pékin n’en achetait quasiment pas avant le conflit en Ukraine.
Mais “cela ne suffit pas à compenser la perte de débouchés en Europe. Surtout que nous pensons que la Russie ne pourra pas diversifier beaucoup plus sa clientèle”, assure Lauri Myllyvirta. D’abord, parce que le nombre de pays prêts à se convertir, par exemple, au pétrole russe est limité. “Chaque brut a ses spécificités, et le brut européen – qui est celui produit par la Russie – nécessite des procédés de raffinage spécifiques que tous les pays ne veulent pas forcément adopter”, précise l’expert. Cela demanderait, en effet, d’investir dans de nouvelles installations, ce que tous les pays ne sont pas prêts à faire.
Ensuite, l’exportation du gaz ou du pétrole vers l’Inde, l’Indonésie ou la Chine n’est pas aussi simple que de le faire parvenir vers l’Europe où les hydrocarbures sont acheminés grâce à des pipelines. Les voyages sont bien plus longs et plus chers, ce qui rend ces destinations nettement moins attrayantes pour Moscou.
Ce rapport illustre donc tout le paradoxe des sanctions contre les exportations d’hydrocarbures russes. Elles fonctionnent, mais ne font pas aussi mal au portefeuille russe qu’elles le pourraient en raison de la dépendance européenne aux énergies fossiles “made in Russia”. Le Crea suggère d’accélérer la transition énergétique en Europe et, en attendant de pouvoir se passer des importations russes, de “consommer moins d’énergie”. Une perspective peu réjouissante pour les foyers européens et qui nécessiterait “des mesures incitatives des États [chèque énergie, subventions pour l’isolation des bâtiments, etc.] pour passer ce cap”, estime Lauri Myllyvirta.
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