qui revitalise certaines bourgades rurales, fait peser un risque sur l’environnement. Reportage.
« C’est l’endroit le plus photographié de notre site ! » Chad Harris, le PDG de l’entreprise Whinstone, n’est pas peu fier de nous montrer le cœur de sa mine. Ici, pas de visages noircis par le charbon, mais un immense hangar aseptisé avec, sur 150 mètres de long et 6 mètres de haut, des milliers d’ordinateurs alignés, les processeurs en surchauffe. En entrant, le bruit des ventilateurs qui captent la chaleur et l’expulsent vers l’extérieur via une « cathédrale » – un immense hall au centre du bâtiment – est assourdissant. Bienvenue dans la plus grande usine de minage de bitcoin des États-Unis.
Le minage est le nom donné à ce processus de création de la principale crypto-monnaie. Comme la valeur des pièces traditionnelles était garantie par le métal dans lequel elles étaient forgées, la confiance dans le bitcoin est assurée par la « blockchain », c’est-à-dire une formule cryptée qui sécurise les bitcoins et leurs transactions. Cet algorithme est calculé par des milliers d’ordinateurs à travers le monde, et notamment, donc, dans la petite ville de Rockdale.
En pleine campagne texane, à 1 h 30 de route d’Austin, difficile d’imaginer que cette bourgade défraîchie de 5 600 habitants abrite la pointe de la technologie mondiale. La rue principale est truffée de maisons abandonnées, de magasins aux rideaux baissés depuis bien longtemps. Pourtant, un changement s’annonce. En témoignent les travaux de rénovation en cours sur cette avenue. « C’est lié, et ça n’a rien à voir en même temps », nous confirme John King, le maire de Rockdale. « Il y a beaucoup plus de circulation en ville depuis l’arrivée des usines de bitcoin, mais l’argent pour la réfection des routes vient de l’État du Texas ».
Car ici, les rentrées d’argent public sont limitées. Les deux énormes usines de bitcoin se sont installées en 2019 à dix minutes de route, juste en dehors du territoire où la ville collecte les impôts fonciers. Lorsqu’on s’y rend en voiture, c’est d’abord le maillage du réseau électrique que l’on aperçoit. En face, de l’autre côté de cette route de campagne, une imposante usine désaffectée d’aluminium est désormais occupée par un géant chinois de la fabrication de bitcoin, Bitdeer.
Feux d’artifice et football américain
Inventé en 2009, le bitcoin a atteint des sommets, avec un taux de change de 67 000 $ à l’unité en octobre dernier. Actuellement, autour de 40 000 $, il reste extrêmement attractif. Chez Whinstone, au mois de mars, les ordinateurs qui tournent à plein régime ont « forgé » 511 bitcoins, soit plus de 20 millions de dollars. Le patron a découvert l’argent facile que pouvait rapporter une simple machine grâce à son fils, Ashton. En 2019, il lui conseille d’investir dans ses premiers « mineurs » que Chad fait tourner dans son bureau. « Je n’en croyais pas mes yeux », se rappelle le chef d’entreprise. « Je branche simplement une machine, elle m’indique si tout va bien avec une lumière verte ou rouge, et elle me rapporte à l’époque 60 $ par jour. Je me suis dit : « Achetons plus de machines ! » Six machines puis 30 puis 100… Et là, les problèmes commencent : pas assez d’électricité, trop de chaleur. »
Cet homme d’affaires venu de Louisiane monte alors une équipe chargée de trouver des solutions à grande échelle. Aujourd’hui, 220 personnes travaillent sur le site. Un bassin d’emplois bien rémunérés qui soulage une communauté sinistrée. « C’est pour ça que je fais tout ça », résume le chef d’entreprise, au bord des larmes. « Pour voir la vie des gens s’améliorer et les enfants de mes employés faire de grandes études. »
Le maire de la ville, dont le fils travaille chez le concurrent Bitdeer, se frotte les mains : « Whinstone a payé l’équipement pour retransmettre les matches de football américain de notre équipe sur YouTube. Et en haute définition, pas un truc de mauvaise qualité. Ils ont aussi offert les feux d’artifice du 4-Juillet et la remise de diplôme de l’école. » Des avantages qui peuvent sembler anecdotiques, mais qui représentent des améliorations concrètes pour la vie quotidienne des habitants.
Un désastre écologique ?
Un conte de fées qui a pris un nouveau tournant lorsque la Chine a banni de son sol le minage de bitcoin l’an dernier. Dans l’empire du Milieu, l’électricité provient essentiellement de centrales à charbon. Trop polluant pour alimenter une industrie virtuelle, au moment où Pékin prend conscience des enjeux climatiques.
Chassés de leur pays, les entrepreneurs chinois viennent frapper à la porte du Texas, le principal producteur d’électricité aux États-Unis, où les taxes sont peu élevées, les normes environnementales quasi inexistantes, et le marché de l’énergie, dérégulé et particulièrement attractif.
« À ce moment-là, nous recevions 3 ou 4 appels par semaine », se souvient le maire de Rockdale. « Nous avons dû avoir une cinquantaine de demandes d’entreprises chinoises pour installer chacune 20 000 mineurs. Mais pour pouvoir y répondre, il faut avoir la possibilité de se raccorder facilement au réseau électrique. Après Bitdeer et Whinstone, nous n’avions plus cette capacité, et il aurait fallu 16 mois pour construire les infrastructures nécessaires. Les entrepreneurs chinois ne peuvent pas attendre autant de temps avec des ordinateurs à l’arrêt. »
Car le minage de bitcoin engloutit des ressources énergétiques en quantité astronomique. L’entreprise Whinstone a ainsi besoin d’une capacité de 400 Mégawatts, soit la moitié de l’électricité produite par un réacteur nucléaire, pour faire tourner ses ordinateurs.
« L’algorithme du bitcoin n’est pas une simple équation mathématique à résoudre. C’est plutôt comparable à un système de pari ou de loterie qui met en compétition les ordinateurs, et crée une surenchère de travail pour les machines », explique Rolf Skar, de l’ONG Greenpeace. C’est ce que l’on appelle le système de protection par « preuve de travail ». Au contraire, d’autres monnaies virtuelles ont un système par « preuve d’enjeu » qui diminue de 99 % la consommation d’électricité. C’est pour cette raison que Greenpeace appelle à un changement structurel du code qui garantit le bitcoin pour réduire son impact environnemental. « Car si vous interdisez simplement le minage de bitcoin dans un pays, toute l’industrie se déplace ailleurs dans le monde et devient encore plus polluante », insiste Rolf Skar.
Les professionnels texans du minage de bitcoin rétorquent qu’une partie croissante (environ 25 %) de l’électricité produite dans cet État est issue de sources renouvelables, en très grande majorité l’énergie éolienne. Et qu’en cas de trop forte pression sur le réseau électrique – comme ce fut le cas en 2021 lors d’une tempête hivernale historique – les ordinateurs peuvent être mis à l’arrêt en quelques secondes, et le surplus électrique réinjecté dans le réseau local (à un prix très avantageux pour les entreprises de minage).
« Je suis sûr que ceux qui opèrent au Texas sont convaincus d’avoir un impact positif », admet Rolf Skar. « Mais diraient-ils la même chose des mines de bitcoin qui fonctionnent au charbon, en Pennsylvanie, dans le Kentucky ? Ou dans le Montana, où ils redémarrent même des centrales à charbon ? En réalité, c’est une façon d’ignorer le problème systémique que nous soulevons. »
france24