“Le sexisme est partout, nous aussi » : une riposte féministe au Festival de Cannes

Members of the feminist movement "Les Colleuses" hold a banner, bearing the names of 129 women who died as a result of domestic violence since the last Cannes Film Festival, on the red carpet of the Festival Palace before the screening of the film "Holy Spider" during the 75th edition of the Cannes Film Festival in Cannes, southern France, on May 22, 2022. (Photo by LOIC VENANCE / AFP)

La lutte contre le patriarcat a envahi le grand écran à Cannes avec la projection de « Riposte féministe », le documentaire de Marie Perennès et Simon Depardon dédié aux militantes féministes dont l’influente campagne d’affichage a mis en lumière le fléau des violences sexistes.

Les protestations politiques sont interdites sur le tapis rouge du Festival de Cannes. Pourtant, à deux reprises déjà cette année, la célèbre allée bordée de photographes a été le théâtre de manifestations spectaculaires dénonçant la violence à l’égard des femmes.

Vendredi, une femme a interrompu une première sur le tapis rouge, se déshabillant pour exposer sur son corps nu le message « Arrêtez de nous violer », à côté des couleurs bleu et jaune du drapeau ukrainien. Rapidement recouverte, elle a été emmenée à l’écart.

Deux jours plus tard, des militantes féministes ont pris d’assaut une autre première, déployant une longue banderole portant les noms de 129 femmes assassinées en France depuis la dernière édition du Festival. Cette fois-ci, les forces de sécurité n’ont pas semblé impressionnées par les manifestantes vêtues de noir qui se sont arrêtées sur les marches du Palais des Festivals, dégageant des panaches de fumée à l’aide d’appareils portatifs dissimulés dans leurs vêtements.

Cette intervention des membres du groupe d’activistes Les Colleuses a coïncidé avec la première du film « Holy Spider », film en compétition d’Ali Abbasi, à propos des meurtres en série de travailleuses du sexe en Iran. Elle était aussi liée à un autre film, « Riposte féministe », projeté plus tard dans la journée, qui documente la lutte du groupe contre le sexisme, la violence sexuelle et le fléau du féminicide.

Armées de pinceaux, de colle et de feuilles de papier, Les Colleuses ont mené une campagne créative et efficace pour faire entendre la voix des femmes dans les villes de France, en plâtrant les murs de slogans dénonçant la violence sexiste. « Riposte féministe », de Marie Perennès et Simon Depardon, les suit dans leurs raids nocturnes, alors qu’elles bravent la loi pour afficher leurs messages durant les confinements et couvre-feux du Covid-19.

« Le sexisme est partout, nous aussi », revendiquent-elles en grandes lettres. « Si vous ne voulez pas de nous à l’intérieur, nous allons coller des choses à l’extérieur », peut-on lire sur un autre collage, placardé sur l’entrée d’une galerie d’art de la ville bretonne de Brest, où une exposition collective ne présente que des artistes masculins. L’action et le message sont aussi importants l’un que l’autre, car Les Colleuses se réapproprient les espaces publics, contrant l’omniprésence masculine.

« Avez-vous remarqué le nombre de bites dessinées partout pendant le Tour de France ? » demande une Colleuse, décontenancée. « Qu’est-ce qu’il y a chez les hommes pour qu’ils aient besoin de dessiner leur pénis partout ? ».

« Riposte féministe » répond à ces provocations avec son propre « Tour » de France, un voyage à travers les villes du pays, grandes et petites, à la rencontre de jeunes femmes « fortes, unies et ‘badass' » qui se battent contre le patriarcat. Leur militantisme est joyeux, alimenté par la sororité. La scène où elles mélangent colle et eau chaude dans leurs pots, « comme des sorcières sur leurs chaudrons », est un véritable régal. Mais derrière cette légèreté, elles ont bien conscience de l’importance de leur combat dans un pays où le taux de féminicide demeure élevé.

Tout au long de leur film, le duo de cinéastes Marie Perennès et Simon Depardon observent, silencieux, préservant l’atmosphère intimiste et solidaire qui imprègne les discussions, permettant aux Colleuses de se sentir à l’aise, de s’ouvrir et d’aborder des sujets difficiles.

« La première fois que quelqu’un m’a dit : « Je te crois », ça m’a soufflé », raconte une militante, évoquant l’épreuve personnelle qu’elle a vécue. « J’ai réalisé grâce à #MeToo que je n’étais pas seule et que je n’étais pas à blâmer », ajoute une autre. Les discussions abordent souvent le sujet de la violence comme un outil utile et légitime pour « riposter ».

« Touchez l’une d’entre nous, nous riposterons », préviennent les slogans placardés, signalant que la Colleuse est prête à rendre la pareille. Lors d’une scène particulièrement puissante, une marche féministe parvient à faire fuir un groupe de militants anti-avortement, aux cris de « Mon corps, mon choix, maintenant fermez-la ! ».

France 24 s’est entretenu avec les co-cinéastes de « Riposte féministe » sur le combat important qu’ils ont documenté et qui se voit aujourd’hui offrir une tribune dans le plus grand festival de cinéma du monde.

Le film évoque l’effet libérateur de coller des messages sur les murs et de se les « réapproprier ». Comment avez-vous procédé pour filmer ces scènes ?

Marie Perennès : L’acte de plâtrer les murs avec des slogans est pratiquement aussi important que le message lui-même. C’est toute l’idée de la réappropriation de l’espace public. Cet espace dans lequel les femmes ne sont normalement pas les bienvenues, eh bien, il faut le revendiquer, jour et nuit, et affirmer clairement que vous avez tout à fait le droit d’être là.

Nous avons essayé d’appuyer cette notion de réappropriation dans la façon dont nous avons filmé les scènes et placé notre caméra. Nous ne voulions pas que cela ressemble à un reportage, avec une caméra à main tremblante qui « vole » des images, presque craintivement, ajoutant du stress et de l’urgence. Au contraire, nous avons placé notre caméra sur un trépied, l’idée étant de revendiquer la rue avec eux (Les Colleuses) et d’accompagner leur action, en soulignant le fait qu’elles ont tout à fait le droit d’être là.

Simon Depardon : Notre objectif était de faire quelque chose qui soit à la fois engagé politiquement et cinématographique. Nous ne voulions pas faire l’histoire de ce groupe avec une série d’interviews face caméra. Nous voulions plutôt capturer une image en mouvement des Colleuses, qui serait projetée dans les cinémas et durerait dans le temps.

Était-il important pour vous de couvrir l’ensemble du territoire français ?

M.P. : Nous avions la volonté de ne pas nous arrêter à Paris, comme c’est souvent le cas pour les films qui abordent des sujets politiques. Nous voulions parcourir le pays, rencontrer différents types de personnes et rechercher les spécificités de chaque ville. Nous voulions aussi montrer les liens entre de jeunes militants qui ne se connaissent pas mais qui agissent avec la même détermination et le même courage à travers le pays.

S.D. : Les affiches étaient aussi un prétexte, une occasion de filmer la jeunesse française et l’engagement politique d’une génération qui n’est pas du tout apathique. Nous voulions contrer l’idée que les régions rurales du pays sont perdues pour l’extrême droite. Les jeunes veulent participer à la vie démocratique du pays. Pas nécessairement en votant uniquement, mais aussi avec de la peinture, de la colle et des feuilles de papier – et sans demander la permission.

Votre film souligne la nature inclusive du mouvement et sa lutte contre toutes les formes de discrimination. Il n’aborde pas les divisions sur les questions de la transphobie et du sexe biologique. Était-ce une décision consciente ?

S.D : Notre film n’est pas une enquête exhaustive sur le féminisme. En parcourant le pays, nous avons ressenti une atmosphère de sororité et une grande envie de changer les choses, notamment en ce qui concerne le féminicide. La question de la transphobie est apparue dans les discussions, mais seulement dans une certaine mesure et non comme une source de divisions. Nous n’avons pas voulu lui donner plus d’importance que ce que nous avons pu constater sur le terrain.

M.P. : Nous étions également déçus de voir que la couverture médiatique du mouvement donnait souvent une vision déformée, presque caricaturale. Nous avons voulu rester fidèles aux jeunes femmes que nous avons rencontrées et qui nous ont profondément émues. Ces questions sont complexes et notre film n’est pas une histoire complète du mouvement. Il se base sur 10 groupes de Colleuses sur les quelque 200 qui existent en France, et la question (de la transphobie) n’était pas une source de tension.

Les Colleuses ont eu un grand impact sur le Festival. Quelle est la prochaine étape pour elles ?

S.D. : Nous avons été ravis de pouvoir réunir de nombreuses Colleuses de différentes régions du pays ici, à Cannes. Elles avaient été en contact sur les réseaux sociaux mais ne s’étaient jamais rencontrées auparavant, c’était très émouvant de les voir converger vers le Festival. Elles ont saisi l’occasion de faire quelque chose de spectaculaire sur le tapis rouge. C’est important d’avoir des images aussi fortes pour donner de la visibilité à la cause.

M.P. : Les affiches sont plus un outil qu’un mouvement. On peut en déployer dans une petite rue la nuit ou sur le tapis rouge de Cannes. Notre objectif était de garder la trace d’un mouvement qui appartient à une époque précise, un moment post-Covid-19 où les gens ont ressenti un grand besoin de s’exprimer et de changer les choses. Même si les affiches disparaissent, la détermination restera et s’exprimera d’une manière ou d’une autre. Notre film ne parle pas des affiches, il parle de jeunes femmes qui se battent pour une cause.

Simon Depardon et Marie Perennès lors du photocall de « Riposte féministe ».

france24

You may like