Premier film pakistanais en sélection officielle à Cannes, « Joyland » suit le parcours d’un jeune homme écrasé par le poids des traditions familiales et dont la rencontre avec une artiste trans va bouleverser la vie. France 24 a rencontré son réalisateur, Saim Sadiq, pour aborder le message du film, la place de la communauté transgenre au Pakistan, et la situation du cinéma pakistanais.
Parmi les événements de cette fin de festival, Cannes a déroulé le tapis rouge pour le tout premier film pakistanais à intégrer sa sélection officielle. Tourné à Lahore, le premier long métrage du réalisateur Saim Sadiq raconte l’histoire de Haider, un jeune homme introverti qui accepte l’impensable : devenir danseur dans un spectacle érotique. Sa rencontre avec Biba, une femme trans éruptive, va changer le cours de son existence, jusqu’ici régie par le poids des traditions familiales.
Présenté dans le cadre de la section Un certain regard, dédiée au jeune cinéma innovant, « Joyland » déroule un scénario mordant, transgressif, qui navigue allègrement entre la comédie et le drame. « Hier, un Chinois est revenu d’un voyage sur Mars. Toi, tu ne peux même pas prendre la main d’une jolie fille », lance un soir Biba à Haider, dans l’intimité de sa chambre décorée comme une boîte de nuit.
À l’occasion de la première projection internationale de son film, le réalisateur pakistanais Saim Sadiq a accordé un entretien à France 24.
#Joyland Discours ému du réal Saim Sadiq pour la première d’un film pakistanais à Cannes ! pic.twitter.com/fmpgYlUWYB
— Condor (@CondorFilm) May 23, 2022
France 24 : Pourquoi avoir appelé le film « Joyland », du nom de ce parc d’attractions aperçu dans une scène du film ?
Ce n’était pas l’idée de départ mais ce titre est devenu une évidence au cours du projet. Joyland, c’est d’abord mes souvenirs d’enfance, l’endroit où j’allais avec mes cousins et mes amis. Plus tard, nous avons compris que ce parc n’avait rien d’exceptionnel mais, petits, nous étions extrêmement excités de nous y rendre et il incarne ces souvenirs de joie, d’innocence et de naïveté.
Ce mot renvoie également à l’état des personnages qui cherchent dans le noir et ne savent pas comment gérer leurs désirs. Cette recherche, qu’on peut interpréter comme une quête d’utopie, est mise à mal par le cadre familial car, chez nous, les gens sont trop connectés. Tout le monde s’occupe des affaires de tout le monde et la liberté des uns peut vite devenir la prison des autres. Le titre reflète la contradiction entre cette réalité peu romantique et l’idée d’utopie incarnée par Joyland.
Dans le film, le personnage principal découvre une communauté d’artistes transgenres par le biais de Biba, incarnée par l’actrice trans pakistanaise Alina Khan. Quel regard porte-t-on sur cette communauté au Pakistan ?
On pourrait qualifier ce regard de bipolaire. D’un côté, les transsexuels sont la cible d’attaques. Chaque mois ou presque, on entend dans les médias une affaire de violence contre des personnes transgenres et elles sont également très marginalisées. Mais en même temps, c’est une communauté ancrée et très visible dans la société pakistanaise, depuis très longtemps. Les transsexuels ne se cachent pas, ne se sont jamais cachés et il y a donc aussi une forme d’acceptation et une coexistence au sein de la société.
Ces dernières années, des mesures ont permis d’améliorer leur situation, notamment une loi de 2018 qui permet à chacun d’identifier son propre genre et permet désormais une troisième catégorie sur les papiers d’identité : féminin, masculin ou non binaire. C’est une avancée incroyablement progressiste.
Bien sûr, il reste beaucoup de travail sur cette question mais les choses avancent petit à petit. En 2018, une chaîne d’information a pour la première fois mis à l’antenne une présentatrice transsexuelle. C’est un grand pas en avant car cette personne donne désormais l’information tous les jours à l’antenne. Et puis, aujourd’hui, nous avons le premier film pakistanais à Cannes, qui non seulement met en avant une transsexuelle, mais une transsexuelle jouée par une actrice trans, ce qui est encore rarement le cas aujourd’hui dans les films qui abordent ce sujet.
Donc, pour moi, il y a plein de petites avancées qui rendent cette question plus complexe. L’idée que la transsexualité pose forcément plus de problèmes au Pakistan parce que c’est un pays musulman est, à mon sens, trop simpliste.
Haider, personnage principal du film « Joyland », en pleine chorégraphie lors d’un spectacle érotique.
Avant « Joyland », il n’y avait jamais eu de film pakistanais sélectionné à Cannes. Comment l’expliquez-vous ? Que pouvez-vous nous dire sur l’industrie pakistanaise du cinéma aujourd’hui ?
Jusque dans les années 1980, nous avions une industrie cinématographique assez robuste, mais avec l’arrivée au pouvoir du dictateur militaire Zia-ul-Haq, de nouvelles lois de censure ont été introduites. Elles étaient tellement extrêmes qu’elles ont conduit à la mort du secteur. Les salles ont fermé alors que la télévision s’est développée et est devenue le seul moyen de raconter des histoires à l’écran. Depuis une quinzaine d’années, avec les progrès démocratiques dans le pays, l’industrie cinématographique effectue un retour.
Nous produisons aujourd’hui entre quinze et vingt films par an en moyenne. Comme l’industrie est encore en phase de renaissance, il n’y a pas vraiment de styles définis. Nous n’avons pas encore de critères établis pour définir ce qu’est un film commercial ou un film d’auteur par exemple, ni une idée de quel style de films peut générer de l’argent ou pas.
Sur le plan créatif, c’est une période intéressante qui permet aux cinéastes d’expérimenter et de tenter des choses sans avoir la pression des financiers. Le cinéma pakistanais vit une sorte d’âge d’or créatif, qui va probablement évoluer vers une industrie plus structurée, mais il est très excitant à l’heure actuelle de faire des films.
france24