Cannes 2022 – Souleymane et Fatou Cissé, cinéastes : «Le cinéma africain révolutionnera le monde»

Une des ultimes projections de la présente édition est dédiée à «L’Hommage d’une fille à son père», œuvre de Fatou Cissé, fille de Souleymane Cissé, 82 ans, Prix du Jury à Cannes en 1987, pour le lumineux «Yeleen». A travers le témoignage de ses amis, sa famille, ses proches mais aussi de grands noms du cinéma mondial, le documentaire de sa fille Fatou retrace l’itinéraire du cinéaste malien, de l’enfance à nos jours, dans la section Cannes Classics. Il éclaire pour nous l’homme derrière l’artiste. Le Quotidien a réuni le père et la fille, le temps d’une (trop) brève interview.

Souleymane, vous avez, vous-même, rendu hommage à Ousmane Sembène ( O Sembène, 2013), l’auteur historique du premier long métrage jamais réalisé par un noir africain («La Noire de…», 1966). Aujourd’hui c’est Fatou, votre propre fille, qui réalise un documentaire sur votre itinéraire à vous qui êtes le premier réalisateur noir africain récompensé au Festival de Cannes (Yeleen, Prix spécial du Jury en 1987)…

Souleymane Cissé : C’est Fatou qui a senti la nécessité de le faire. Elle m’accompagne dans mes activités depuis 15 ans. Moi je l’ai fait pour Sembène parce que j’ai mal supporté sa mort. Elle m’avait bouleversé. Une amitié sincère nous unissait Ousmane et moi (Ndlr, les deux hommes se sont connus à Moscou en 1964 sur les bancs de l’école de cinéma de l’Union soviétique d’alors, le Vgik). Sembène était mon grand frère. Il m’a reconnu, offert son estime, sa confiance, prêté son épaule. Concernant le documentaire de ma fille Fatou sur ma personne, je ne lui ai rien, absolument rien suggéré.

Fatou, c’est la première fois que vous passez à la réalisation. Quelle a été votre motivation pour franchir le pas ?
Fatou Cissé : L’envie a mûri durant trois années avant que je ne me décide. Je sentais que le moment était venu. Mon premier souhait était de rendre hommage à mon père de son vivant et non après sa mort. L’autre élément, au moins aussi important à mes yeux, c’était de faire découvrir qui est l’homme derrière l’artiste connu et reconnu. Beaucoup de gens connaissent son œuvre sans savoir qui il est en vérité. Ainsi, mon grand-père, âgé de 95, évoque nos origines du côté de Nyamina (région de Koulkikoro, Sud du Mali) sur les rives du fleuve Niger. Là où Souleymane a initié un festival de cinéma, interrompu désormais depuis 2014, à la suite des événements et après sa dixième édition.

Quelle est cette part de Souleymane qui ne devait pas échapper à ceux qui apprécient ses œuvres et qui fait de lui votre «héros» ?

Sa force de vie et sa persévérance nourries par sa passion pour le cinéma. Sa très grande sensibilité aussi. Sans oublier, un sens de la débrouille élevé au rang d’art qui va de pair avec ses autres qualités. A côté du cinéma, rencontré dès l’enfance, son autre passion a été le football. Lorsque ce fils chéri s’est brisé la jambe lors d’une partie, sa mère a fait un Avc et elle est demeurée paralysée. Souleymane s’en est tellement voulu. Il s’est alors démené pour chercher l’argent et subvenir aux besoins de sa mère, notamment en installant des plaques pour les vélos et les mobylettes. Plus tard à 21 ans, il a été un de ces pionniers que Modibo Keïta a envoyés à Moscou étudier (Ndlr. En 1961, aux débuts de l’indépendance). Il a enduré de passer de 40° à -40 °C, a découvert la neige, a essuyé un autre racisme, a dû apprendre une langue inconnue et complexe et aussi se mettre à niveau pour étudier à l’université. Son incroyable persévérance seule lui a permis de s’en sortir comme un grand. Pour moi, c’est là qu’il a puisé la force qui lui a permis d’être le premier Malien à réaliser un long métrage (Den Muso, La Jeune fille, 1975) avec Dounamba Dany Coulibaly, son épouse, ma mère, qui n’est plus. Rien ne lui a été facilité non plus alors puisqu’il a été menacé de prison, ce que lui a évité l’intervention du dirigeant malien d’alors Moussa Traoré.

Souleymane Cissé : Dans le film de Fatou, j’ai tenu à rendre hommage à mon tour à Moussa Traoré parce que c’est juste et normal. Fatou, dans votre documentaire, deux personnalités du monde du cinéma interviennent pour témoigner de l’universalité de l’œuvre de Souleymane : l’immense Martin Scorcese et le critique français Serge Toubiana.

Comment avez-vous recueilli leurs propos depuis Bamako, où vous vivez, durant la pleine pandémie du Covid 19 ?

Pour Serge Toubiana, c’est la monteuse Cécile Emond qui a elle-même tourné la séquence à Paris. Je la remercie infiniment car de plus, c’est grâce à elle que j’ai pu terminer mon film. Malgré la pandémie, Cécile s’est déplacée à Bamako pour finaliser l’éditing du film. Quand à Martin Scorcese, les images ont été prises par son propre assistant. Nous sommes en contact avec lui depuis 2007 lorsqu’il a découvert Yeleen, une nuit par hasard, sur son écran de télévision. Le réalisateur des Affranchis a été « scotché » par ce qu’il a découvert dans ce film centré sur l’initiation des Bambaras, cette part mystérieuse de l’humanité qu’il ne connaissait pas. Mais eu égard à l’emploi du temps surchargé de Martin Scorcese, cela m’a demandé neuf à dix mois de patience et de tractations pour obtenir ses propos. Leur force le valait.

D’autres cinéastes interviennent également, tels Gaston Kaboré et le regretté Idrissa Ouédraogo pour exprimer ce que le cinéma africain, et mondial, doit à Souleymane. On voit également Robert de Niro, Spike Lee ou encore le cinéaste sénégalais de la nouvelle génération, Alain Gomis.

A ce propos Souleymane, en tant que fondateur de l’Union des créateurs et entrepreneurs du cinéma et de l’audiovisuel en Afrique de l’Ouest (Uceaco), quels réalisateurs voyez-vous porter l’avenir du cinéma africain ?

Ne comptez pas sur moi pour jouer au petit jeu du Name Dropping, ce n’est pas mon genre. Ce que je considère, c’est ce qui est fondamental. Je ne sais pas comment le rationaliser. Mais moi, au futur du cinéma africain, j’y crois profondément. Cette foi et cet espoir me permettent de continuer à agir et de me projeter dans le temps. Je sais que dans le futur, le cinéma africain va marquer le monde, je sais que l’Afrique, grâce à sa jeunesse, va révolutionner le cinéma, lui donner un autre souffle. C’est moi qui te le dis, crois moi. Pour l’heure, L’Uceaco est en veilleuse, à cause des événements que l’on sait. On ne peut pas créer une structure dans un pays et puis la faire fonctionner ailleurs, dans un autre. Mais j’ai confiance en Fatou et les autres qui assument ses destinées pour qu’elle reprenne dans un avenir proche, je l’espère fortement.

Que pensez-vous des efforts qui sont ceux du Festival de Ouagadougou pour développer la formation technique et artistique, vous qui avez été un initiateur dans ce domaine ?
C’est bien mais à mes yeux, Ouaga c’est aussi plus que cela, c’est spécial. J’espère que ce festival ne perdra jamais son âme. Il a créé un sentiment d’union incomparable entre nous, tous les cinéastes, qu’ils viennent de l’Afrique australe ou du Nord, de l’Ouest ou de l’Est. Ce sentiment est notre grande force.

Fatou, votre film évoque combien le cinéma a absorbé votre père au détriment de sa famille. Les siens lui en veulent-ils ?

Absolument pas. Si Souleymane a été et demeure hyperactif, il est toujours demeuré présent au plan émotionnel, proche de nous. On ne peut lui en vouloir.

Quel est le secret derrière le rire fameux de Souleymane Cissé ?

Fatou Cissé : Il est, selon moi, l’expression de sa force de vie, celle que salue mon film-hommage. Son rire a le pouvoir de dissiper les ombres autour de lui (et Souleymane fait entendre son rire qui ravive les braises du soleil couchant sur la baie de Cannes et ce n’est pas une vue de l’esprit).

lequotidien

You may like