L’offre d’Elon Musk pour racheter Twitter agite les spécialistes américains des questions de sécurité nationale, observe le Washington Post. En cause : les liens entre le groupe Tesla, qui appartient au multimillionnaire, et la Chine. Selon eux, cette opération risquerait de transformer Twitter en mégaphone pour la propagande antiaméricaine de Pékin.
Lorsqu’Elon Musk avait assuré, mi-avril, vouloir acquérir Twitter au nom de la « liberté d’expression », d’aucuns voyaient déjà le spectre de Donald Trump revenir hanter le célèbre réseau social. D’autres redoutent une autre ombre… celle de la Chine, qui profiterait de l’accession du patron de Tesla et de SpaceX à la tête de Twitter. Cette acquisition pourrait constituer une « menace pour la sécurité nationale américaine », ont ainsi assuré une douzaine d’anciens et d’actuels membres de l’administration, chargés de contrôler les investissements étrangers aux États-Unis, interrogés par le Washington Post, jeudi 2 juin.
« Étant donné le volume d’informations, le nombre d’utilisateurs influents et la quantité de données personnelles sensibles dont dispose Twitter, toute possible influence étrangère dans cette opération sera regardée de très près », assure au Washington Post, Richard Sofield, qui a travaillé au Comité pour l’investissement étranger (CFIUS) durant les présidences de Barack Obama et de Donald Trump. Le CFIUS a d’ailleurs commencé à s’intéresser aux ramifications de cette transaction à l’étranger et plus spécifiquement en Chine, souligne le quotidien de la côte Est.
La giga-usine en Chine, talon d’Achille de Tesla ?
L’inquiétude porte essentiellement sur les liens entre Tesla et la Chine. Le Comité pour l’investissement étranger n’est pas le premier à tirer la sonnette d’alarme : Jeff Bezos, le PDG d’Amazon, s’est déjà demandé le 26 avril si « Pékin ne venait pas de gagner un peu de moyen de pression sur notre place du village [Twitter] grâce à cette offre ». Mais, à l’époque, les observateurs y avaient surtout vu un coup bas porté par l’un de ses principaux concurrents dans la course à l’espace. Jeff Bezos, patron de Blue Origin, aurait sciemment agité le chiffon rouge chinois, conscient que l’administration américaine est très chatouilleuse sur la question.
Interesting question. Did the Chinese government just gain a bit of leverage over the town square? https://t.co/jTiEnabP6T
— Jeff Bezos (@JeffBezos) April 25, 2022
Il n’empêche qu’il est difficile de minimiser la dépendance de Tesla à l’égard de la Chine. « En 2019, Tesla est devenue la première entreprise non chinoise à être propriétaire à 100 % de son usine en Chine et Elon Musk en a profité pour construire une giga-usine qui marche très bien », rappelle Jean-François Dufour, directeur du cabinet de conseil DCA Chine-Analyse.
Pékin avait par ailleurs déroulé le tapis rouge à l’entrepreneur nord-américain en lui faisant bénéficier « d’aides à l’implantation valant plusieurs milliards de dollars à travers des terrains accordés à bas prix, des prêts à faibles taux d’intérêt et des réductions d’impôts », rappelle le New York Times.
En contrepartie, Elon Musk a fait de cette usine la base arrière de son expansion, non seulement en Chine, mais dans toute l’Asie. Preuve de l’importance de ce site pour le numéro 1 mondial des voitures électriques : en 2021, plus de la moitié des automobiles fabriquées par Tesla dans le monde ont été assemblées précisément dans cette usine. À lui seul, le marché chinois a rapporté plus de 13 milliards de dollars à la marque américaine, soit plus d’un quart de ses revenus, détaille le Wall Street Journal.
Des profits qui pourraient rapidement devenir le talon d’Achille de Tesla si Pékin décidait de s’en servir comme moyen de pression. « Les autorités peuvent très bien restreindre l’accès des voitures Tesla au marché chinois si Elon Musk vient à les décevoir d’une manière ou d’une autre », affirme Jean-François Dufour.
Un précédent en 2019
Un tel scénario n’est pas si abracadabrantesque : en 2019, Pékin avait demandé à Tesla de ne pas envoyer aux États-Unis les données que ses voitures connectées collectaient sur les utilisateurs chinois. Sous pression, le groupe d’Elon Musk avait donc ouvert un centre de données à Shanghai deux ans plus tard. Cette bataille pour le contrôle des données personnelles traduit, selon Jean-François Dufour, « la volonté de Pékin de marquer son territoire et de réaffirmer son autorité sur les acteurs étrangers présents sur son territoire ».
Et Elon Musk avait alors pu voir à quel point Pékin pouvait se montrer vindicatif à l’égard des entreprises ne caressant pas le régime dans le sens du poil. Ainsi, la marque H&M s’est, elle, retrouvée bannie d’Internet en Chine [et des tout-puissants sites d’e-commerce comme Alibaba] pour avoir décidé, en 2021, de ne plus utiliser de coton provenant de la région du Xinjiang, où Pékin est accusé d’avoir recours au travail forcé dans les champs de coton.
La « giga-usine » de Tesla à Shanghai n’est, en outre, pas sa seule source de dépendance économique à la Chine. Il en va de même pour la fabrication des moteurs électriques dont sont équipées les voitures du groupe américain. Dans un rapport de mai 2022 sur les composants utilisés pour la fabrication de ses véhicules, Tesla note que la plupart viennent de fournisseurs chinois et dépendent de matières premières extraites principalement en Chine ou par des groupes chinois.
« Tesla n’est pas plus dépendant de ces fournisseurs chinois que n’importe quel autre constructeur de voitures électriques, mais vu l’influence d’Elon Musk, Pékin peut davantage être tenté d’utiliser cette arme contre Tesla que contre General Motors ou Volkswagen », résume Jean-François Dufour.
Conscient des implications de cette dépendance, Tesla a évoqué la possibilité de se lancer dans l’industrie minière, mais « cela prendrait plus de sept ans pour y parvenir », a estimé Gavin Montgomery, spécialiste des matières premières pour la cabinet américain, Wood Mackenzie, interrogé par le Washington Post.
Un cheval de Troie de la Chine pour quoi faire ?
Les craintes des autorités américaines de voir Elon Musk se transformer en cheval de Troie de la Chine, s’il rachetait Twitter, viennent aussi du fait que « l’entrepreneur a toujours eu un discours très positif à l’égard de la Chine et de ses intérêts », note Jean-François Dufour. Il a ainsi accepté sans broncher que Pékin ferme son usine à Shanghai au moment du confinement de la capitale économique chinoise en mars. Elon Musk avait pourtant crié au scandale lorsque les autorités californiennes avaient pris une décision similaire avec son usine de Fremont au début de la pandémie, en avril 2020. Il avait même alors menacé de délocaliser toute sa production au Texas.
La Chine a donc les moyens d’obtenir d’Elon Musk un traitement de faveur. Mais en quoi cela constitue-t-il un risque pour la sécurité nationale américaine ? D’abord, « un problème évident est l’accès aux données personnelles des utilisateurs de Twitter », affirme au Washington Post un ancien conseiller de Barack Obama, qui a préféré garder l’anonymat.
« La Chine va clairement profiter de cette situation pour demander des informations sur tous ceux qui critiquent Pékin sur Twitter », abonde dans le New York Times, Murong Xuecun, un écrivain chinois qui avait été interrogé par les autorités chinoises en 2019 après deux tweets critiques à l’égard du président chinois Xi Jinping.
« Si Twitter est interdit en Chine, c’est bien parce que Pékin reconnaît que cela peut être un formidable outil d’influence », résume observe Jean-François Dufour. Et selon l’expert, le régime chinois compte bien s’en servir beaucoup plus librement si Elon Musk prend effectivement les rênes du réseau social : « la crainte est que Twitter deviennent un mégaphone mondial pour la propagande chinoise », note cet expert.
Les Chinois sont déjà passés maîtres dans l’art de diffuser leur propagande sur les réseaux sociaux, souvent pour critiquer les États-Unis. Mais Twitter tentait jusqu’à présent de réduire cette désinformation en fermant des faux comptes utilisés uniquement pour amplifier le discours officiel chinois, rappelle le Wall Street Journal. Et la vision d’une « liberté d’expression absolue », défendue si ouvertement avec ardeur par Elon Musk, se marierait très bien avec les ambitions chinoises de porter haut et loin leur message sur la scène internationale.
Les autorités manquent de moyens pour empêcher ce rachat au nom de la sécurité nationale. Le Comité pour l’investissement étranger n’a pas vocation à bloquer une opération entre deux Américaines, ce qui est le cas avec Twitter et Elon Musk. Leur seul espoir est que le patron de Tesla décide finalement qu’être à la tête de l’empire des gazouillis ne l’intéresse plus.
france24