Après plus de cent jours de combats en Ukraine, l’un des principaux problèmes de l’état-major russe est une pénurie de soldats de plus en plus criante. Mais la guerre n’a, en réalité, fait qu’amplifier une faiblesse plus profonde de l’armée russe.
À Severodonetsk, l’armée russe gagne du terrain… mais lentement ce mercredi 8 juin. Le siège de cette ville-clé pour le contrôle d’une partie du Donbass est à l’image de la tournure prise par les combats depuis quelques semaines. Le conflit s’est transformé en “guerre d’attrition”, selon Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’Otan. Chaque bataille pour un pâté de maison ou un pont fluvial s’éternise.
Et cette guerre de position ou de tranchées ne fait pas les affaires de la Russie. Pour une raison simple : elle risque rapidement de manquer d’hommes sur le front. Aussi étrange que cela puisse paraître pour une nation qui, historiquement, est souvent apparue comme une machine à envoyer des hommes se battre, vague après vague, jusqu’à épuisement d’adversaires technologiquement supérieurs, tels que l’Allemagne nazie durant la Seconde Guerre mondiale.
Des promesses de salaires mirobolants
Pourtant, l’armée russe en est là. Elle a envoyé des camions de recrutement sillonner le pays jusqu’en Sibérie pour enrôler des nouvelles recrues pour le front ukrainien, a constaté le Moscow Times. Autre exemple : des bureaux de recrutement éphémères ont été installés aux abords de concerts de groupes de rock populaires, souligne le quotidien allemand Süddeutsche Zeitung.
Le président russe, Vladimir Poutine, a également approuvé une loi, le 25 mai, qui permet à tous les Russes entre 18 et 65 ans de rejoindre l’armée, alors que jusqu’à présent seuls les Russes âgés de moins de 40 ans pouvaient s’engager.
Moscou est prêt à dépenser beaucoup pour attirer ces nouveaux soldats. “L’armée propose actuellement de payer les nouvelles recrues qui signeraient un contrat de trois mois, l’équivalent ou presque d’un an de salaire d’un habitant de certaines régions pauvres”, note Jeff Hawn, spécialiste des questions militaires russes et consultant extérieur pour le New Lines Institute, un centre américain de recherche en géopolitique.
La seule limite que les autorités semblent se fixer, c’est celle “de ne pas envoyer des conscrits [jeunes hommes sur le point d’être incorporés dans l’armée, NDLR] sur le front car c’est illégal en Russie”, souligne Rod Thornton, spécialiste des forces armées russes au King’s College de Londres. Mais même à ce sujet, l’armée semble prendre quelques libertés avec la loi. Ainsi douze officiers ont été mis en examen, lundi 7 juin, pour avoir envoyé plus de 600 jeunes conscrits se battre en Ukraine, souligne le Moscow Times.
Comment en est-on arrivé à cette quête effrénée pour trouver des volontaires ? En réalité, le ver était déjà largement dans le fruit de cette armée qui, avant le conflit en Ukraine, était décrite comme la deuxième plus importante au monde après celle des États-Unis. “Sur le papier, elle a un grand nombre de divisions d’infanteries, mais ce qu’il faut savoir c’est que la plupart des brigades qui les composent sont en sous-effectif depuis la fin de la guerre froide”, note Rod Thornton.
De l’artillerie plutôt que des hommes
Ce manque chronique d’hommes “est le résultat d’une évolution sur plusieurs générations pour une population qui a subi d’énormes pertes durant les deux guerres mondiales, qui a fait les frais des purges staliniennes et a souffert de l’industrialisation forcée durant l’époque soviétique”, résume Jeff Hawn. Autrement dit, la population mobilisable avait considérablement fondu lors de la chute de l’URSS.
Le traumatisme de cette période a, ensuite, poussé “Moscou à réviser sa doctrine pour mettre davantage l’accent sur l’artillerie et les blindés que sur les simples soldats”, explique Nicolo Fasola, spécialiste des questions de sécurité dans l’espace de l’ex-Union soviétique à l’université de Birmingham. Une volonté qui s’explique aussi par la crise démographique que traverse la Russie. Moscou ne veut pas sacrifier des hommes alors que les autorités font tout pour enrayer un sérieux déclin démographique.
Une approche parfaitement adaptée aux conflits éclairs, comme en Crimée en 2014, et aux batailles où il convient d’écraser l’ennemi sous un déluge de feu, comme en Syrie. Mais pour le scénario de la guerre en Ukraine “où les forces d’invasion cherchent à prendre des territoires, il faut surtout des hommes capables ensuite de les occuper, ce qui est le talon d’Achille de l’armée russe”, affirme Nicolo Fasola.
Les succès des Ukrainiens à Kiev et à Kharkiv, où les forces d’occupation ont été repoussées, illustrent cette faiblesse russe. “La manière dont le conflit se déroule était ainsi plus ou moins écrit d’avance à cause de ce problème d’effectif et de doctrine mal adaptée aux objectifs de la guerre”, résume le chercheur de l’université de Birmingham.
Mais cette pénurie de soldats “est devenue un problème critique pour Moscou après 100 jours de combats”, assure Jeff Hawn. Les Russes ont, en effet, perdu beaucoup d’hommes depuis le début du conflit. Il est, certes, difficile d’avoir un chiffre exact, mais l’estimation des services britanniques de renseignement qui font état d’un tiers des forces d’invasion détruit est celle qui est le plus souvent reprise.
Conséquence : “Les Russes ont aujourd’hui beaucoup d’artillerie et de véhicules blindés sur le front, mais peu d’hommes pour les utiliser”, affirme Rod Thornton. On est très loin de la célèbre règle d’or de tout conflit armé où le rapport de forces doit être de 3 contre un en faveur de l’agresseur si ce dernier veut l’emporter. “Actuellement, ce serait plutôt du deux contre un et même du un contre un à certains endroits”, estime Jeff Hawn.
Tant que les remplaçants n’arrivent pas sur le front, cette “pénurie de soldats est vraiment devenue l’une des principales raisons du ralentissement de la progression russe dans le Donbass”, estime Jeff Hawn.
C’est d’autant plus vrai que les Ukrainiens ont, quant à eux, “beaucoup moins de mal que les Russes à motiver des volontaires à rejoindre l’armée pour défendre le pays” note cet expert.
Mobiliser ou ne pas mobiliser, telle est la question
Toutes les initiatives mises en place par Moscou – ces campagnes de recrutement et la promesse de salaires mirobolants pour le commun des Russes – ne semblent pas avoir eu de franc succès, raconte le Moscow Times. Il faut dire que l’armée russe souffre d’un sérieux déficit d’image. “Elle a la réputation d’être très dure, et de n’offrir que très peu d’avantages sociaux”, assure Nicolo Fasola.
La promesse de salaire élevée “va surtout attirer des personnes appâtées par l’argent, ce qui n’en fera pas forcément les recrues les plus motivées face à des soldats ukrainiens qui se battent pour défendre leur pays”, analyse Jeff Hawn.
C’est pourquoi Moscou a fait venir, ces dernières semaines, des soldats des régions géorgiennes pro-Russes d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie, de Syrie ou de Tchétchénie. “C’est un pansement temporaire qui ne va pas suffire à régler les problèmes d’effectif à plus long terme”, assure Nicolo Fasola. “C’est loin d’être suffisant pour combler les besoins, et ce sont des troupes qui vont devoir apprendre à s’intégrer à la chaîne de commandement mise en place en Ukraine”, ajoute Rod Thornton.
Il reste à Vladimir Poutine une dernière solution : la mobilisation générale. Tous les experts interrogés estiment que le président russe ne s’y résoudra qu’en dernier recours. Il faudrait, en effet, qu’il reconnaisse que “l’opération spéciale” menée en Ukraine est une guerre “car sinon, la mobilisation générale serait illégale”, souligne Rod Thornton. Un pas que Vladimir Poutine ne veut pas franchir car “ce serait politiquement très coûteux pour lui”, assure Nicolo Fasola.
Le temps joue donc en faveur des Ukrainiens puisque l’avantage quantitatif russe va continuer à s’atténuer tant que Moscou ne trouvera pas un moyen de renforcer son front sans décréter une mobilisation générale. Mais ce n’est pas forcément un avantage qui mènera Kiev à la victoire finale. Le scénario le plus probable, d’après Rod Thornton, est “que les forces russes décident de passer en mode défensif pour camper sur leurs positions”.
Le Donbass se transformerait alors en une sorte de zone de conflit sans fin à l’horizon car “les Ukrainiens n’ont pas les moyens offensifs de déloger les Russes sauf à recevoir des armes plus puissantes de pays occidentaux”, affirme le chercheur du King’s College de Londres. Et c’est une option qui n’enchante guère l’Otan, soucieux de ne pas apparaître comme un cobelligérant de ce qui aurait alors de plus en plus une allure de troisième guerre mondiale.
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