En Ukraine, l’ombre de la corruption plane sur la future reconstruction du pays

Les milliards de dollars promis à l’Ukraine par ses soutiens occidentaux pourraient provoquer des tentations dans l’un des pays les plus corrompus d’Europe. Mardi, les principaux alliés de l’Ukraine, réunis en Suisse, ont conditionné leur aide au renforcement de l’État de droit et à l’éradication de la corruption.

Depuis le début de l’invasion russe, États, institutions internationales et organisations privées se mobilisent sans relâche pour soutenir militairement et financièrement l’Ukraine. Selon les estimations de l’Institut Kiel, un think tank allemand, les aides annoncées à Kiev s’élèvent, au mercredi 6 juillet, à plus de 80 milliards d’euros, l’essentiel provenant des pays occidentaux, les États-Unis en tête.

Des sommes astronomiques qui devraient continuer à affluer dans les prochaines années alors que les grands principes de la reconstruction du pays ravagé par la guerre ont été posés en début de semaine lors d’une conférence à Lugano, en Suisse.

Selon le Premier ministre ukrainien, Denys Chmyhal, l’Ukraine aurait besoin de 750 milliards de dollars (730 milliards d’euros) pour cette reconstruction à venir.

Mais le versement de cet argent n’ira pas sans contreparties, ont prévenu les représentants des alliés de Kiev. Dans leur déclaration commune, les futurs donateurs ont insisté sur l’importance que « l’État de droit [soit] systématiquement renforcé et la corruption éradiquée ».

De son côté, Denys Chmyhal a promis que la corruption serait « éliminée », notamment grâce à la numérisation de nombreuses procédures, évoquant le secteur de la construction ou encore des opérations de contrôles douaniers.

Des réformes engagées depuis 2014
Malgré ces déclarations de bonnes intentions, les risques de corruption apparaissent particulièrement élevés dans un pays en guerre aux institutions publiques faibles et sur lequel se déversent des dizaines de milliards d’aide internationale.

« On estime que 7,5 % des aides fournies aux pays les plus pauvres sont détournées dans des paradis fiscaux, faute de transparence sur le contrôle », explique Laurence Fabre, responsable du programme secteur privé chez Transparency International. « L’Ukraine ne sera sans doute pas différente d’autres pays qui ont connu un afflux massif de fonds à la suite d’une catastrophe ou d’une guerre. On peut penser à l’Afghanistan, à l’Irak ou encore à Haïti. »

Dans son classement de 2021, Transparency International a classé l’Ukraine au 122e rang mondial sur 180 en matière de perception de la corruption, un phénomène qui par définition est caché et difficilement quantifiable. Avant le conflit, le pays se situait au troisième rang parmi les plus corrompus du continent européen, juste après la Russie, en tête, et l’Azerbaïdjan.

« Le pays a obtenu un score de 32 en 2021, soit moitié moins que la moyenne des pays de l’UE. L’Ukraine fait face à une corruption endémique dans le secteur public. Cependant, il est vrai que ce chiffre s’améliore depuis dix ans grâce à une série de réformes », précise Laurence Fabre.

Une dynamique positive est effet en marche dans le sillage de la révolution de Maïdan. Depuis 2014 et la présidence de l’ancien milliardaire pro-européen, Petro Porochenko, l’Ukraine s’est lancée dans une série de réformes institutionnelles destinées à changer son image de pays gangréné par la culture du bakchich et du pot-de-vin.

L’ombre des oligarques
Au cœur de ce renouveau, le système ProZorro, une plateforme numérique pour l’attribution des marchés publics. Son mot d’ordre : la transparence. Une fois la procédure d’appel d’offres terminée, entreprises ou simples citoyens peuvent consulter par Internet toutes les informations concernant les contrats passés avec l’État.

Les fonctionnaires sont également dans l’obligation, depuis 2014, de déclarer leurs revenus et leur patrimoine. Là encore, ces données sont accessibles en ligne. Un an plus tard, l’Ukraine s’est aussi dotée d’un Bureau national anticorruption (Nabu), le bras judiciaire de l’État, capable de lancer des enquêtes mais ne disposant pas du pouvoir d’inculper des suspects.

Élu en 2019 avec un mandat clair pour lutter contre la corruption, Volodymyr Zelensky a lui aussi multiplié les initiatives, avec un succès mitigé, pour améliorer la transparence de la vie publique. En septembre 2021, il fait adopter une loi visant à limiter l’influence d’une poignée d’oligarques sur la vie politique et médiatique de l’ancienne république soviétique. Plusieurs milliardaires ont ainsi interdiction de financer des partis politiques ou encore de rencontrer en privé des hauts fonctionnaires.

Mais le président ukrainien doit faire face à une forte opposition, notamment de la Cour constitutionnelle. En octobre 2020, saisie par des députés prorusses, l’institution avait invalidé une série de mesures anticorruption, dont la responsabilité pénale des fonctionnaires coupables de déclarations de revenus mensongères.

« Un moment existentiel » pour l’Ukraine
Pour l’Ukraine, la poursuite des réformes anticorruption entamées en 2014 apparaît aujourd’hui comme un enjeu vital, non seulement pour continuer à bénéficier du soutien occidental mais également pour espérer intégrer les rangs de l’Union européenne et de l’Otan.

Saluant les mesures déjà en place pour créer « une machine anti-corruption impressionnante », lors d’un discours début juillet devant les députés ukrainiens, Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, a encouragé Kiev a accéléré le rythme des réformes. Étape indispensable avant de pouvoir espérer prétendre à un avenir européen.

« Il y a de formidables institutions mais il faut pouvoir les sécuriser en sélectionnant les bonnes personnes, notamment au sein des tribunaux », assure Laurence Fabre.

Selon certains experts, le conflit avec la Russie, qui a contribué à cimenter l’unité du peuple ukrainien, pourrait favoriser la lutte contre la corruption engagée par le gouvernement de Kiev. « C’est un moment existentiel. Les Ukrainiens se battent pour leur pays, leur liberté, leur famille, je ne crois pas que la corruption sera tolérée. Il y aura des lanceurs d’alerte pour arrêter cela. Cela ne signifie pas qu’il n’y aura pas de tentations », affirme l’ancienne ambassadrice américaine en Ukraine, Marie Yovanovitch, interrogée par le New York Times.

« Nous allons prendre très au sérieux la reconstruction de l’Ukraine, la réforme de l’Ukraine », a déclaré le conseiller de Volodymyr Zelensky, Alexander Rodnyansky, à l’AFP en marge de la conférence de Lugano. « L’adhésion à l’UE est une motivation tellement forte que les gens comprendront et soutiendront toute grande transformation ou réforme nécessaire pour atteindre ce but. »

france24

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