La Turquie a promis, lundi, de faire toute la lumière sur la provenance de 7 000 tonnes de céréales à bord du cargo russe Zhibek Zholy, qui est immobilisé au large des côtes turques. L’Ukraine accuse la Russie d’avoir pillé ses réserves, ce que Moscou dément. Pour les deux camps, le voyage de ce navire est un enjeu important
Moscou nie vigoureusement ces allégations, qui constitueraient une tentative de violer l’embargo international sur ses exportations. Et il revient à Ankara d’endosser le délicat rôle d’arbitre censé trancher entre un pays – l’Ukraine – soutenu par l’Otan, dont la Turquie est membre, et la Russie de Vladimir Poutine, que le président turque Recep Tayyip Erdogan essaie de ménager. Le tout sur fond de risque accru de famine dans les pays les plus pauvres à cause d’une pénurie de denrées alimentaires – comme les grains –, en partie aggravée par la guerre en Ukraine.
Un enthousiasme mal placé
Le Zhibek Zholy semble avoir entamé son périple en mer Noire le 22 juin 2022. Du moins, c’est ce qu’indiquent les sites qui – comme VesselFinder – traquent les trajets de tous les navires commerciaux.
Mais ils ne précisent pas d’où le cargo est parti, indiquant simplement qu’il est d’abord passé par la région du détroit de Kertch, c’est-à-dire le corridor maritime qui relie la mer d’Azov à la mer Noire, au large de la Crimée. Ces sites, généralement très précis concernant les étapes des trajets en mer, restent ensuite flous sur le reste du périple du Zhibek Zholy. Tout juste peut-on lire qu’il a fait une escale dans le Caucase russe.
Un manque d’informations qui doit beaucoup aux efforts de l’équipage du navire pour dissimuler son itinéraire, mais aussi au fait que tout ce qui entoure les déplacements de ce cargo est sensible au regard de la guerre et de la bataille pour le contrôle de la mer Noire.
Tout avait pourtant commencé très simplement, le 30 juin, par un message sur Telegram de Yevhen Balytskyi, le gouverneur nommé par Moscou de l’oblast (région administrative) de Zaporojie, une zone au nord de la Crimée contrôlée par l’armée russe. Cet homme politique russe y célébrait le départ du « premier navire commercial à quitter un port ukrainien » depuis le début de la guerre. Yevhen Balytskyi ajoutait que le Zhibek Zholy allait livrer des céréales à des « pays amis », c’est-à-dire qu’il comptait voyager vers des nations comme la Syrie ou l’Iran.
Mais ce gouverneur a très vite compris que son enthousiasme avait braqué les projecteurs médiatiques sur une opération que Moscou espérait la plus discrète possible. En moins de 24 heures, il avait édité son message pour faire disparaître toute mention du nom du bateau et de sa cargaison.
Quelques jours plus tard, le Kremlin a tenté de prendre ses distances avec le Zhibek Zholy. Sergeï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, a affirmé que le bateau appartenait au Kazakhstan, qui avait dû conclure un contrat d’exportation de céréales avec la Turquie.
Les explications alambiquées de Moscou
Une explication qui n’a pas tenu face à la scène internationale, après la publication, le 2 juillet, d’une enquête de la BBC qui a réussi à reconstituer tout le trajet du Zhibek Zholy. La chaîne britannique a pu établir que ce cargo russe avait d’abord quitté la Turquie, avant de remonter vers la région du détroit de Kertch où il a rejoint le port russe de Novorossiisk (à l’est de la Crimée en mer Noire) le 22 juin. C’est là qu’il a déchargé une première cargaison.
Il disparaît ensuite complètement des radars pour ne réapparaître que le 29 juin, aux larges des côtes ukrainiennes… avec les cales pleines de céréales. Les Russes voulaient visiblement dissimuler le lieu où le navire a pris sa cargaison.
Sauf que la BBC a découvert un reportage de la télévision russe tourné le 28 juin dans le port de Berdyansk – une ville côtière ukrainienne occupée par la Russie dans l’oblast de Zaporojie –, où la journaliste évoque le départ d’un cargo qui ressemble fortement au Zhibek Zholy. « En comparant les images de la vidéo à des photos satellites [du navire], nous avons pu établir qu’il s’agit bien de ce cargo », affirme la BBC.
Finalement, Sergeï Lavrov a décidé d’amender sa version des faits, reconnaissant que le cargo était bien russe, mais que la livraison était assurée par une société kazakh pour le compte de clients estoniens et turques. Une version toujours plus alambiquée de l’histoire qui « illustre parfaitement à quel point le ministère russe des Affaires étrangères a de plus en plus de mal à expliquer les agissements russes », affirme Jeff Hawn, spécialiste des questions de sécurité russe et consultant extérieur pour le New Lines Institute, à Washington.
Si le pouvoir russe tient tant à ne pas apparaître officiellement comme le capitaine du Zhibek Zholy, c’est parce qu’il sait qu’il a tout à perdre dans cette histoire. L’Ukraine a compris qu’un bras de fer avec la Russie au sujet de cette cargaison ne pouvait tourner qu’en sa faveur. Si la Turquie oblige le navire à faire demi-tour, c’est un revers pour la Russie ; et si le cargo est autorisé à continuer son voyage, « Kiev pourra s’en servir pour dépeindre Moscou non seulement comme l’agresseur mais aussi comme un pilleur, ce qui en termes de propagande de guerre peut être très efficace », assure Jeff Hawn.
Ankara dans l’embarras
D’autant plus que « la question de la sécurité alimentaire est très sensible dans l’histoire des relations russo-ukrainiennes », souligne cet expert. L’Holodomor – la grande famine qui a ravagé l’Ukraine au début des années 1930 – a « en partie été causée par la décision de l’Union soviétique d’exporter les réserves ukrainiennes de céréales », rappelle Jeff Hawn. La Russie risque fort de perdre le peu de crédit qui lui reste parmi une certaine frange de la population ukrainienne, si elle apparaît de nouveau comme un affameur qui pille le pays.
En restant autant en retrait que possible, Moscou espérait aussi faciliter la tâche à la Turquie. Cette livraison de céréales « est importante pour la Russie car c’est une manière d’essayer de rendre les territoires occupés économiquement autonomes », note Jeff Hawn. Si ces régions sous contrôle russe sont capables de générer leurs propres revenus grâce à ces exportations, cela ôterait un poids économique des épaules de la Russie, obligée pour le moment de financer à 100 % l’occupation.
Les exportations par la mer sont les moins onéreuses et les plus simples… à condition que la Turquie accepte de jouer le jeu. Ankara aurait probablement eu moins de mal à laisser passer le Zhibek Zholy s’il était apparu comme un simple navire commercial kazakh.
C’est pourquoi Vasyl Bodnar, l’ambassadeur ukrainien en Turquie, s’est tant démené ces derniers jours pour faire pression sur la Turquie, qui ne peut ignorer la polémique autour de l’origine de la cargaison. Les sorties de l’ambassadeur obligent le gouvernement turque à « jongler entre ses intérêts dans le Caucase, ceux de l’Otan, dont la Turquie fait partie, et de la Russie, avec qui Erdogan ne peut pas se brouiller définitivement », résume Jeff Hawn.
Face à ce dilemme, la Turquie s’est empressée de prendre son temps. Malgré les assurances turques qu’une enquête était en cours, rien ne s’est, en effet, passé depuis dimanche au large de la ville de Karasu, où se trouve le Zhibek Zholy. Interrogé par l’AFP, des habitant de cette commune disent avoir simplement « vu un bateau s’approcher du cargo puis repartir, et c’est tout ».
france24