Pourrait-on imaginer un cadre théorique où la dyslexie ne serait plus considérée uniquement comme un trouble de l’apprentissage mais plutôt comme une spécialisation cognitive liée à l’évolution ? C’est la position que soutiennent des chercheurs dans un récent article paru dans Frontiers in Psychology.
La science n’est pas neutre. Commencer par là, c’est rappeler que ce que nous appelons communément des faits scientifiques sont toujours dépendants d’un certain socle théorique qui n’est généralement pas sans parti pris. C’est notamment le cas dans le domaine de la santé et dans la frontière plus ou moins poreuse qui sépare le normal du pathologique. Au cours de cet article, nous allons voir qu’en changeant de cadre théorique, nous pouvons avoir une vision radicalement différente de ce que notre société considère actuellement comme un trouble de l’apprentissage.
Une vision réductrice de la dyslexie
Jusqu’à présent, la recherche s’est uniquement focalisée sur les difficultés lexicales des personnes dyslexiques. Pourtant, plusieurs observations suggèrent que les personnes dyslexiques auraient des capacités supérieures à la moyenne dans certaines tâches non verbales. La question qui se pose alors est la suivante : la dyslexie est-elle uniquement un trouble ou peut-elle être considérée autrement ? C’est ce que se demandent les auteurs de l’article paru dans Frontiers in Psychology. Pour répondre à leurs interrogations, ils vont analyser à nouveau la littérature sur la dyslexie sous la lentille d’un autre cadre théorique que celui qui considère la dyslexie en rapport à une norme d’apprentissage : celui de la recherche cognitive en s’armant de la théorie du compromis « exploitation – exploration » et de la théorie évolutive de la cognition complémentaire.
En quelques mots, la théorie du compromis exploitation – exploration considère qu’à tous les niveaux (individuels et collectifs) et dans tous les espaces (physiques et mentales) nous faisons sans cesse face à un dilemme entre exploiter des ressources ou explorer l’environnement pour chercher de nouvelles opportunités. Considérons l’exemple archétypal des ressources alimentaires : je dois individuellement ou collectivement exploiter les ressources qui se trouvent dans mon environnement pour survivre et pour cela je dois exploiter des compétences qui se trouvent dans ma mémoire. Mais en prévision du manque probable de ressources, je dois également partir explorer mon environnement et avant cela, explorer ma mémoire pour savoir vers où il vaut mieux que je me dirige pour avoir le plus de chances de trouver d’autres ressources. C’est un problème qui se pose dans de nombreuses disciplines scientifiques dont la recherche médicale, l’informatique ou encore le marketing.
Celle de la cognition complémentaire soutient que les membres de notre espèce sont spécialisés individuellement dans des stratégies de recherche neurocognitive différentes. Cela implique que nos facultés cognitives (de haut ou de bas niveau) soient préférentiellement tournées vers l’exploitation ou l’exploration. Elle est caractérisée de complémentaire étant donné que si nous exploitons sans cesse ou à l’inverse explorons sans jamais exploiter, ce ne sont pas des stratégies viables. Dès lors, selon cette théorie, nous régulons les adaptations en matière de recherche cognitive au niveau individuel pour servir le groupe. Autrement dit, les cognitions individuelles se complètent pour que la coopération au niveau du groupe soit optimale et qu’il puisse survivre dans un environnement changeant. Cela étant dit, voyons comment les données empiriques peuvent donner lieu à une nouvelle interprétation de la dyslexie.
Dyslexie : la cognition en mode explorateur
L’analyse des chercheurs suggère que la capacité cognitive de recherche des personnes dyslexiques pourrait être spécialisée dans l’exploration et ils disposent de plusieurs arguments empiriques pour faire valoir leur hypothèse.
Les capacités visuelles et auditives
Dans des tâches visuelles, les personnes dyslexiques sont beaucoup plus rapides à voir ce qui cloche au niveau global que les personnes non dyslexiques. Dans cette célèbre lithographie de l’artiste néerlandais Maurits Cornelis Escher qui est localement cohérente mais globalement irréaliste, les personnes dyslexiques vont être bien plus rapides que les autres à comprendre que la chute d’eau est impossible. Cela suggère qu’il se concentre immédiatement sur la cohérence globale du dessin plutôt que d’en fixer les aspects locaux. Cela étant, ils tendent à explorer au lieu d’exploiter l’information qui se présente à eux.
Peu d’études ont été conduites sur la comparaison de certaines tâches auditives entre personnes dyslexiques et non dyslexiques. L’une des rares études disponibles sur le sujet suggère que lors d’une tâche auditive consistant à écouter un discours, les performances des deux groupes sont similaires quand il n’y a aucune interférence ou un léger bruit non linguistique. En revanche, la performance des personnes dyslexiques s’effondre lorsqu’on ajoute des discussions en fond sonore du discours. Cela suggère que leur cognition ne parvient pas à déconsidérer les discussions périphériques. Cela serait cohérent avec la spécialisation en exploration.
Les capacités mnésiques
Concernant la mémoire, le cadre théorique du compromis exploration – exploitation peut expliquer les difficultés en matière de mémoire procédurale. La mémoire procédurale consiste à conserver à long terme du savoir non conscient qui permet d’automatiser des tâches. Elle est à l’origine de la réalisation de la majorité des compétences motrices et cognitives séquentielles (faire du vélo, jouer d’un instrument ou encore apprendre à lire) et permet principalement d’exploiter des informations. Chez les individus dyslexiques, on constate généralement une moins bonne capacité dans l’automatisation des tâches. Néanmoins, la contrepartie de cela est qu’ils conservent la conscience déclarative du processus de ce qu’ils apprennent. Autrement dit, ils auront certes beaucoup plus de mal à automatiser mais pourront guider le groupe vers l’apprentissage de nouvelles méthodes plus efficientes pour réaliser une tâche là où une personne spécialisée dans l’exploitation sera plutôt encline à conserver ses habitudes cognitives.
Selon certaines théories de l’encodage de l’information mnésique (c’est-à-dire relative à la mémoire), nous stockons les informations en deux parties distinctes : l’essentiel et le verbatim (cette théorie se nomme la théorie de la trace floue et je vous en parlais déjà dans cet article). Le verbatim est l’information précise qu’une personne nous a délivrée prête à être exploitée tandis que l’essentiel est une information très partielle qui peut être utilisée dans des contextes différents pour guider l’intuition et favoriser l’exploration. Les personnes dyslexiques semblent avoir de meilleures capacités que les autres à retenir l’essentiel. Cela est notamment mis en évidence dans des expériences où des chercheurs demandent à des participants de se rappeler d’une phrase : les personnes dyslexiques utilisent bien plus de synonymes que les autres pour réussir la tâche. Là où la plupart des gens se contentent d’exploiter l’information qu’on leur a donnée, les personnes dyslexiques, en partant de la donnée essentielle du problème, c’est-à-dire la sémantique du mot employé, explorent dans leur mémoire pour trouver une solution, à savoir un synonyme.
Du côté de la mémoire déclarative qui se scinde en deux parties (la mémoire sémantique qui concerne les faits bruts et la mémoire épisodique qui concerne les éléments contextuels associés à ces faits), les personnes dyslexiques seraient plus performantes dans l’utilisation de la mémoire épisodique, toujours dans une logique similaire : le savoir brut est généralement une affaire d’exploitation tandis que le contexte et les différentes informations qu’ils comportent vont faciliter l’exploration. De la même manière, ce raisonnement expliquerait aussi pourquoi les individus dyslexiques ont des performances moins bonnes concernant la mémoire de travail.
Les personnes dyslexiques ont également une pensée qui est caractérisée divergente, c’est-à-dire qu’ils ont une capacité à raisonner en dehors des cadres restreints qu’on leur a fournis de prime abord. Cela leur permet de générer de nouvelles idées, de nouveaux cadres de réflexion, de connecter des éléments du savoir a priori éloignés entre eux, de sortir des sentiers battus plus aisément que les autres. Cela est un atout en ce qui concerne la créativité ou la résolution de problèmes qui ne possèdent pas encore de solutions claires.
Les implications sociales de ce paradigme
Notons que toutes ces différences ne sont pas systématiques et que leur degré peut varier. Il est donc possible qu’une personne dyslexique ne possède pas certaines capacités décrites ou qu’elle ne soit pas aussi à l’aise avec l’exploration que ce qui est avancé. Néanmoins, les données empiriques analysées par les chercheurs suggèrent qu’il y a de bonnes raisons de continuer à explorer ce domaine trop peu considéré auparavant.
Quelles seraient les implications en matière d’éducation si la dyslexie comme spécialisation cognitive devenait la vision majoritaire ? Les auteurs développent brièvement ce point dans leur article. Ils partent du constat que la dépendance actuelle à la lecture et à l’écriture pour l’apprentissage et la communication présente des problèmes pour les personnes dont les capacités cognitives favorisent l’exploration. Le système éducatif, dans sa grande majorité, laisse peu de place à l’exploration et se concentre préférentiellement sur l’acquisition de connaissances. Cela étant, il n’est pas étonnant, du point de vue des auteurs, que les personnes avec une cognition en mode explorateur rencontrent des difficultés au sein des environnements académiques. Les activités qui y sont principalement développées et les évaluations des connaissances mettent en exergue leur « faiblesse » cognitive. Parallèlement, trop peu de temps est consacré à les laisser exprimer et développer leurs forces, ce qui peut générer à terme de la frustration, du stress et de l’anxiété.
Selon les auteurs, le système éducatif devrait progressivement laisser plus de place à l’exploration. Cela ne veut pas dire qu’il faut laisser l’exploitation de côté, mais qu’il existe un équilibre à trouver. Surtout, des techniques d’apprentissage exploratoire existent. Ce sont ces techniques qui sont d’ailleurs utilisées dans le domaine des algorithmes d’apprentissage par renforcement. Plus largement, les auteurs suggèrent que si leur théorie est exacte, des implications plus larges sont à tirer pour la société tout entière. En partant du principe que la cognition humaine s’adapte de manière complémentaire, combiner les informations provenant des différentes spécialisations cognitives existantes pourrait créer des effets des bénéfices mutuels et synergiques. Selon eux, « une telle intelligence collective pourrait se situer au cœur de la capacité adaptative exceptionnelle de notre espèce. La refonte des systèmes éducatifs et d’autres systèmes culturels avec cette compréhension peut non seulement mieux servir la réalisation individuelle et l’estime de soi mais peut également être vitale pour la société dans son ensemble ».
FUTURA