Le Centre Excellence in Africa (EXAF) de l’EPFL (École polytechnique fédérale de Lausanne) mise sur le numérique pour relever les défis de la croissance des villes en Afrique. Dans cette optique, EXAF a organisé plusieurs événements début juin à Dakar pour se pencher sur cette question.
L’EPFL est une institution de pointe en matière de formation, de recherche et d’innovation. Classée parmi les meilleures universités mondiales, elle dispense un enseignement allant des domaines de l’ingénierie aux sciences de la vie, en passant par l’informatique. Située à Lausanne, en Suisse francophone, l’EPFL est une école d’ingénierie cosmopolite : elle accueille des étudiants, professeurs et collaborateurs de plus de 125 nationalités différentes.
Le centre EXAF est une structure de recherche de l’EPFL dont l’ADN est la numérisation et l’excellence en recherche, en formation et dans l’innovation sur l’ensemble du continent africain. Tous les programmes d’EXAF mettent l’accent sur une approche collaborative pour faciliter l’émergence de l’excellence académique dans les universités et écoles polytechniques du continent africain.
Parmi les disciplines phares explorées par le programme, l’urbanisme et la transition numérique figurent en bonne position. Le Dr Jérôme Chenal – architecte, urbaniste et spécialiste en planification urbaine et restructuration des espaces urbains dans le contexte de villes africaines, dirige le centre EXAF depuis 3 années. Dans ses travaux de recherche, il propose une vision pragmatique des villes africaines pour réinventer les espaces urbains à partir de leurs propres réalités, tout en bénéficiant des technologies du numérique.
La particularité de son approche se résume à une démarche prenant en compte les spécificités de chaque ville. Auteur de plusieurs MOOCs, dont l’un intitulé «Villes africaines: Introduction à la planification urbaine », cet expert international, qui dirige par ailleurs un cabinet spécialisé dans les grands projets urbains sur le continent, est l’initiateur d’un classement sur la qualité de vie dans 100 grandes villes africaines.
Plusieurs événements sur cette thématique ont ainsi été organisés au mois de juin dernier à Dakar :
Tout d’abord, une table ronde a été organisée le 8 juin. Celle-ci, intitulée « Urbanisme et numérique : quel potentiel ? » a permis de poser le contexte politique du sujet, grâce à l’intervention de deux acteurs institutionnels importants impliqués au quotidien dans la mise en œuvre opérationnelle et réglementaire de l’urbanisme et du numérique : M. Oumar Sow, Directeur général de l’urbanisme et de l’architecture au Ministère du Renouveau urbain, de l’Habitat et du Cadre de vie et M. Alè Badara Sy, Senior Officer, Green City Specialist à l’Institut mondial de la croissance verte. Tous les deux ont répondu de manière très complète aux questions du Dr Jérôme Chenal qui a animé la table ronde.
Ensuite, durant la matinée du 9 juin, EXAF a procédé à la remise officielle des prix d’un concours de master (Num-Urb) que le centre avait lancé en 2021, en partenariat avec les Relations internationales de l’EPFL et avec le soutien du Département fédéral des affaires étrangères de la Confédération suisse. Il s’agissait d’une compétition de projets de master traitant de l’application de technologies numériques appliquées à une aux villes africaines. La cérémonie s’est déroulée dans les locaux de l’École Supérieure Polytechnique de Dakar – ESP, en présence notamment de Son Excellence M. Andrea Semadeni, l’Ambassadeur suisse au Sénégal, du Dr Olivier Küttel, Délégué du Président de l’EPFL aux Affaires internationales et du Pr. Falilou Mbacke Sambe, Directeur de l’ESP.
Le comité scientifique du concours a primé des sujets couvrant des thématiques variées :
- 1er prix à Fatima – Ezzahra Mohtich pour son sujet « l’Approche Deep learning appliquée à l’imagerie drone pour l’évaluation fiscale des biens immobiliers – Cas de la taxe sur les terrains non bâtis »
- 2e prix à Mouhamadou Lamine Kébé pour son sujet « Réalisation d’un nanosatellite comme station de base LoRa pour un réseau global IoT »
- 3e prix à Christopher Willcocks pour son sujet « Modélisation de l’accessibilité spatiale à la santé dans les villes d’Afrique subsaharienne : Une étude de cas à Yaoundé, Cameroun »
EXAF croit beaucoup au potentiel de la future génération de scientifiques (en général) et d’urbanistes (en particulier) en Afrique. De manière générale, le centre s’inspire beaucoup des idées innovantes apportées par les étudiantes et étudiants au travers de leurs travaux de master ou de doctorat. Dans le cas présent, les présentations de haut vol données par les trois lauréats du concours ont permis d‘initier les réflexions foisonnantes qui nous ont émergé durant tout le colloque qui a suivi.
Le colloque scientifique proprement dit s’est déroulé l’après-midi du 9 juin 2022 à Dakar. En résumé, il s’agissait d’explorer des pistes, de discuter de possibles solutions techniques et d’analyser les enjeux et recommandations opérationnelles qui pourraient permettre aux villes africaines de profiter pleinement des apports des technologies numériques. Modérées par le Dr Jérôme Chenal, trois tables rondes ont donné lieu à de riches échanges sur des thématiques aussi actuelles que stratégiques.
La première table ronde a rassemblé Mme Gaëlle Gibon, Directrice exécutive de l’Agence Francophone de l’Intelligence Artificielle et M. Abdoukhadre Diagne, Chief Operating Officer de Synapsys Conseils pour explorer, entre autres, les problématiques liées aux infrastructures nécessaires au déploiement des technologies numériques.
A l’heure où « l’Afrique regarde elle aussi vers les étoiles », les enjeux de la génération, de l’exploitation et de l’utilisation des données géospatiales au service d’applications terrestres ont été explorés notamment pour la mobilité dans les villes avec la démocratisation de l’usage d’Internet et l’accélération de la connectivité grâce à l’exploitation des technologies du spatial. Les technologies du New Space ont été appréhendées comme facilitatrices pour accélérer la transition numérique du continent (surtout pour les zones reculées et non desservies par les infrastructures IT).
Cette table ronde a mis en lumière des questions sur la durabilité des technologies employées qui risquent d’être dépassées par d’autres, plus performantes, plus rentables ou plus pratiques, à relativement court terme. Par exemple, la 5G va-t-elle remplacer la fibre optique ou les deux technologies sont-elles complémentaires ? La gouvernance publique aussi a été questionnée sur l’harmonisation des infrastructures IT à développer à l’heure où de multiples solutions concurrentielles sont disponibles, avec notamment les contingences économiques des groupes industriels qui déploient leurs technologies.
L’exemple du Consortium du Service Universel – CSU, qui est une Société Anonyme de droit sénégalais, composée d’entreprises à capitaux 100% sénégalais et évoluant dans le secteur des TIC a été avancé pour illustrer les propos. En effet, une licence de service universel de télécommunication pour le projet pilote de Matam, a été attribuée au CSU, lui permettant de fournir aux populations les services de base de téléphonie et d’internet, ainsi que des services à valeur ajoutée.
La deuxième table ronde a réuni les interventions du Dr Djibril Diop, CEO du Think-Tank « Observatoire de la nouvelle ville », de M. Séname Koffi Agbodjinou, anthropologue et architecte à L’Africaine d’Architecture, et de M. Léandry Jieutsa, urbaniste à UN Habitat. Elle a couvert la thématique de la numérisation des services urbains.
Les discussions ont porté sur l’accélération de l’urbanisation dans les pays africains, qui s’est traduite par des problèmes de planification et d’aménagement urbain qui ont rendu l’accès aux services et à l’habitat complexe, notamment pour les plus pauvres. Depuis plusieurs décennies, les grandes agences internationales, en particulier la Banque mondiale, ont développé divers instruments techniques et financiers pour appuyer les États, les municipalités et le secteur privé dans l’amélioration des conditions de vie dans les villes.
Une piste de réflexion pour améliorer l’appropriation par les citadins de ces instruments, en particulier numériques, d’aide à l’accessibilité des services urbains serait d’utiliser des approches de type ‘bottom-up’. Ce type d’approche prend précisément en compte les besoins des populations avant et pendant le déploiement de solutions techniques. Cette réflexion fait écho à la présentation du projet de Master de M. Willcocks, avec sa modélisation de l’accessibilité spatiale à la santé dans les villes d’Afrique subsaharienne.
Par ailleurs, tout un pan de la dimension des protections de la donnée a découlé dans le débat pour évaluer comment la gouvernance publique devrait réguler l’usage des informations collectées et comment équilibrer les enjeux des pouvoirs politiques et économiques pour offrir un service aux citoyens et éviter qu’ils deviennent eux-mêmes des produits pour les publicitaires. De plus, la question de l’inclusivité a été soulevée, car il faut absolument que ces services profitent à tous et à toutes.
La troisième table ronde avec les prises de parole de M. Patrick Emmanuel Somy, urbaniste au Bureau National d’Etudes Techniques et de Développement en Côte d’Ivoire, Mme Scarlett Zongo, Directrice de Cité Branchée de Ouagadougou et du Dr Seydina Moussa Ndiaye, Directeur de programme à l’Université Virtuelle Sénégal (UVS), a permis d’entendre des témoignages sur la numérisation du foncier et des services urbains dans des pays voisins du Sénégal. Un accent a également été mis sur la question de la formation dans ces technologies innovantes.
Dakar tend à devenir un Hub de la Tech en Afrique de l’Ouest avec une position qui se confirme à travers l’augmentation des structures d’incubations locales pour des projets innovants, mais le reste de l’Afrique n’est pas en reste. Par exemple, Mme Zongo a décrit les activités de Cité Branchée, une jeune entreprise qui allie les impératifs en environnement, urbanisme et développement durable tout en intégrant les outils numériques les plus innovants au service des citoyens qui contribuent de manière participative à dessiner leur ville de demain en Afrique.
Une attention toute particulière a été consacrée à la légitimité des nouvelles générations dans la prise de décision, pour l’établissement des différents projets d’infrastructures IT. Ainsi il a été précisé par Dr Ndiaye que la formation professionnelle et technique représente un levier important sur lequel s’appuie le Président Macky Sall dans le cadre de la mise en place de la seconde phase du Plan Sénégal Émergent, qui mise beaucoup sur la formation professionnelle avec la création de nombreux centres de formation professionnelle dans l’ensemble du pays.
Dans cette dynamique, des formations certifiantes aux nouveaux métiers du numérique ont été mises en place à l’UVS, pour pallier les pénuries significatives en compétences de codage et de cybersécurité notamment. Tout l’enjeu est de faciliter l’adéquation des offres de formation et des contenus pédagogiques avec les secteurs porteurs de l’économie : infrastructures, télécommunications, énergie, agriculture, etc. Le débat s’est également intéressé à la compréhension technique des décideurs institutionnels et du personnel administratif sur les sujets du numérique. Ceux-ci sont-ils assez avertis pour accompagner au mieux la transformation numérique des sociétés ? C’est là un effort de longue haleine qu’il s’agit d’encadrer au mieux.
M. Somy a complémenté l’argument de la formation à corréler avec les besoins du secteur industriel dans la mesure où la caractéristique majeure de l’investissement dans l’infrastructure des TIC en Afrique est qu’il ne nécessite que peu de soutien financier des gouvernements nationaux. Le principal soutien requis consiste à maintenir un environnement réglementaire fonctionnel assurant une gestion efficace des fréquences et des obligations d’interconnexion et garantissant une mise en concurrence adaptée des fournisseurs. D’après lui, la quasi-totalité́ des infrastructures TIC est financée par le secteur privé d’où une meilleure connaissance des besoins en formation.
Hypothèses et diffusion de recommandations apportées par le concours Num-Urb et le colloque de Dakar – Présence portée par les panélistes et l’audience
Durant les deux journées de colloque, tables rondes et présentations qui ont eu lieu à Dakar, les participants ont abordé de manière transversale les problématiques de l’application des technologies numériques aux enjeux urbains et territoriaux. Il en ressort que, si leur potentiel est indéniable, ces technologies soulèvent aussi certaines questions fondamentales.
Ainsi, l’optimisation de l’évaluation fiscale des biens immobiliers par drones décrite et analysée dans le travail de master de la gagnante du concours Num-Urb, Mme Fatima – Ezzahra Mohtich intéressera très certainement les administrations publiques. Cependant, comme discuté durant le colloque qui a suivi, toute la société civile ne verrait pas le déploiement d’une telle technologie d’un très bon œil… certaines personnes pour d’excellentes raisons (ex. protection de la vie privée) et d’autres pour des raisons moins louables.
Quoi qu’il en soit, il est évident que le numérique peut être un formidable facteur d’accélération pour la croissance économique, avec par exemple le déploiement des technologies du New Space évoquées par le 2e prix du concours Num-Urb, M. Kebe ou encore par Mme Gibon de l’Agence Francophone de l’Intelligence Artificielle. Là aussi, certains aspects devront être minutieusement examinés, par exemple le coût environnemental de ces technologies, qui peuvent entraîner des effets rebonds. Alors que l’on met souvent en avant le potentiel de la dématérialisation des technologies numériques, il est bon de se rappeler que la construction des infrastructures et l’énergie requise à leur fonctionnement ont un coût énergétique et environnemental non négligeable.
Concernant l’optimisation des services urbains, l’étude présentée par M. Willcocks, permettant de fluidifier l’accès aux centres de soin avec des parcours optimisés, laisse présager des cartographies fiables de l’information, à disposition de tout un chacun. Comme les experts du colloque l’ont précisé, cette modélisation permet d’envisager des synergies entre les municipalités, les opérateurs et fournisseurs d’infrastructures et de services ainsi que les citoyens. Bien encadrés afin de garantir une protection des données suffisante, les outils numériques pourraient ainsi être des leviers pour un meilleur accès à la technologie, avec une participation citoyenne, un climat d’innovation portée par les acteurs du territoire eux-mêmes, et enfin, une meilleure connaissance du territoire des villes, si possible y compris des quartiers informels. Là aussi, il s’agira d’encadrer ces technologies afin de s’assurer qu’elles profitent à tous et à toutes, y compris aux plus défavorisé(e)s.
A l’invitation de Son Excellence, Monsieur l’Ambassadeur de Suisse à Dakar, les discussions du colloque se sont poursuives autour d’un cocktail pour donner une autre territorialité aux débats et aux échanges.
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