La neurotoxine de ce poisson mortel va devenir un puissant antidouleur

Comme souvent en pharmacologie, un composé extrêmement dangereux pourrait servir de base à une nouvelle génération de médicaments.

Les poissons-globe comme le célèbre fugu ne se laissent pas faire par les prédateurs; ils deviennent même assez menaçants lorsqu’ils se gonflent pour échapper à une proie. Et si certains de ces animaux sont même de véritables machines à tuer, ce n’est pas à cause de leurs picots.

Ils synthétisent de la tétrodotoxine (TTX), une neurotoxine incroyablement puissante qui fait partie des armes les plus létales de tout le règne animal. Pour résumer : sa toxicité est plus de mille fois supérieure à celle du cyanure, un seul poisson en contient assez pour tuer plusieurs dizaines d’humains, et il n’existe aucun vrai antidote !

Depuis des années, des chercheurs tentent de percer les secrets de cette substance dévastatrice que l’on retrouve aussi chez quelques espèces de grenouilles, de crabes ou de mollusques, pour ne citer qu’eux.

Les raisons de cet intérêt sont multiples. Ils espèrent par exemple étudier plus en détail les différentes stratégies qui permettent à ces animaux de synthétiser et de conserver cette substance mortelle dans leur organisme sans en subir les effets.

La TTX est aussi soupçonnée de jouer un rôle de « clé de voûte écologique » à cause de son impact déterminant sur les relations entre la proie et ses prédateurs. C’est une sorte de pacte tacite fascinant; les individus ayant osé y goûter n’étant plus là pour se reproduire, la sélection naturelle a conduit certaines espèces à ignorer purement et simplement ces poissons… ou à développer des adaptations spectaculaires.

Mais ce n’est pas non plus la raison principale qui pousse les chercheurs à travailler sur la TTX. La motivation la plus importante, c’est que comme de nombreux autres composés toxiques, elle pourrait bien servir de base à une nouvelle génération de médicaments.

C’est la dose qui fait le pois(s)on
En pharmacologie, un dicton célèbre explique que “c’est la dose qui fait le poison”; et cela se vérifie encore ici. Il s’agirait de s’en servir à petite dose, ou sous une forme modifiée ou en complément d’autres substances, pour produire des analgésiques extrêmement puissants.

L’idée n’est pas nouvelle, et elle est déjà explorée de plus en plus en détail depuis quelque temps déjà. L’année dernière, un papier de l’Université de Grenade a détaillé le mécanisme sur lequel un tel médicament pourrait se baser.

À de nombreux endroits du corps humain, on trouve des petits tunnels appelés canaux sodiques. Ils jouent un rôle fondamental dans la communication interne de l’organisme. Cette communication comprend notamment les signaux associés à la sensation de douleur ; les patients qui souffrent d’une malformation d’un certain type de canaux sodiques peuvent présenter une insensibilité congénitale à la douleur.

Or, c’est justement sur ce terrain que joue la TTX. Elle bloque certains types de canaux sodiques des cellules nerveuses ; cela a pour effet de museler la communication cellulaire (et par extension nerveuse) dans les zones affectées. En règle générale, cela se traduit par une paralysie qui conduit à la mort en l’absence de prise en charge.

Certains spécialistes ont déjà mené des tests cliniques qui suggèrent qu’un médicament à base de TTX pourrait bloquer uniquement les signaux associés à la douleur sans paralyser le sujet.

Une méthode de production simple et efficace
Le problème, c’est que pour passer à l’étape suivante de ces recherches, il faut développer un processus permettant de produire, stabiliser, purifier et stocker de la TTX synthétique en grande quantité. Certains chercheurs ont déjà réussi à produire de la TTX en laboratoire ; mais jusqu’à présent, personne n’était parvenu à proposer une méthode qui coche toutes ces cases pour produire cette molécule extrêmement complexe et instable.

Ou du moins, c’était le cas jusqu’à la parution de ces travaux repérés par Interesting Engineering. Des chercheurs allemands et américains ont annoncé qu’ils avaient réussi à synthétiser une forme stable de la TTX à l’aide d’un processus relativement simple, rapide et rentable basé sur un dérivé du glucose.

Bientôt des analgésiques grand public à base de TTX ?
Ce succès est très encourageant, car il ouvre la porte à de nouvelles études sur le potentiel thérapeutique de la tetrodotoxine. Cela permettra de produire des dérivés de TTX pour mettre ses propriétés à profit dans de vrais médicaments, dans l’espoir de développer un analgésique à la fois sûr, extrêmement puissant et surtout sans propriétés addictives.

Et c’est bien là l’intérêt principal de ces travaux. Si les spécialistes se donnent tant de mal, c’est que les remèdes qui cumulent ces trois propriétés ne se bousculent pas au portillon. Bien souvent, pour les douleurs les plus sévères, les patients sont traités avec des substances très agressives; on peut par exemple citer les opioïdes, c’est à dire des dérivés de la morphine.

Or, ces substances sont considérées comme des stupéfiants et bannies hors du corps médical dans de nombreux pays pour de bonnes raisons; elles comportent un risque important de surdosage, des effets secondaires potentiels, et surtout des propriétés addictives dévastatrices. Ces éléments limitent aussi l’usage thérapeutique de ces solutions.

Dans ce contexte, un analgésique basé sur la TTX serait une formidable ressource pour les praticiens. À terme, ces travaux permettront peut-être de soulager des patients qui souffrent de douleurs importantes tout en contournant les risques associés aux opioïdes.

Le texte de l’étude est disponible ici.

Interesting Engineering

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