Dans le contexte de la crise énergétique provoquée par la guerre en Ukraine, le gouvernement allemand est confronté à un nouveau dilemme. Alors que les trois dernières centrales nucléaires encore en activité doivent être mises à l’arrêt à la fin de l’année, la question se pose de savoir si cette source peut être tarie, ou s’il faudrait au contraire la faire durer au-delà de l’échéance prévue. Le débat sur le nucléaire est relancé.
L’Allemagne va-t-elle renoncer à sortir définitivement du nucléaire à la fin de l’année ?
En cet été 2022, l’Allemagne se trouve dans une situation inattendue. La Russie ne cesse en effet d’augmenter la pression sur l’approvisionnement en gaz en trouvant tous les prétextes pour diminuer ses livraisons. Ainsi le gazoduc Nord Stream 1 n’est à présent alimenté qu’à hauteur de 20% de sa capacité de transport. Certes, les réservoirs sont en train de se remplir en prévision de l’hiver, rapporte le Spiegel, mais le gouvernement fédéral a tout de même commandé un deuxième « test de résistance » du système énergétique, « pour savoir si la stabilité du réseau électrique doit être assurée cette année par d’autres mesures » que les économies préconisées.
Ce qui signifie, selon les termes du ministre de l’Économie Robert Habeck, qu’un « scénario d’exception » pourrait être appliqué, induisant potentiellement la poursuite de l’exploitation des trois centrales nucléaires encore en activité en Allemagne, censées être déconnectées du réseau fin 2022.
En Allemagne, le gaz naturel est principalement utilisé pour le chauffage, mais les centrales fonctionnant au gaz contribuent également à un peu moins de 15% de la production d’électricité. La question qui se pose est donc de savoir si un recours prolongé à l’énergie nucléaire pourrait permettre de réserver le gaz à la seule fourniture de chauffage.
Un premier test de résistance avait été réalisé au cours du printemps afin de savoir si l’approvisionnement en électricité et en gaz serait assuré cet hiver et dans quelle mesure le nucléaire pouvait prendre le relais des centrales au gaz, mais le potentiel estimé n’étant de l’ordre que de 0,5 à 0,7% de la consommation allemande, le recours au nucléaire avait été dans un premier temps écarté. Le deuxième test répond à un changement de situation, car désormais c’est toute l’Europe qui est touchée par l’interruption des livraisons de gaz russe et l’augmentation du coût de l’énergie.
Alors que plusieurs centrales nucléaires sont actuellement à l’arrêt en France et en Suisse, l’Allemagne fournit à ses voisins de l’électricité à moindre coût dans le cadre du marché européen. Cet échange de bons procédés prive non seulement l’Allemagne d’une partie de sa production mais implique également une augmentation des prix dans le pays exportateur, explique la Tageszeitung. Et ce problème sera encore plus flagrant l’hiver prochain en raison de la thermosensibilité de la France : à cause du nombre considérable de chauffages électriques dans notre pays, le système énergétique français est particulièrement vulnérable pendant la saison froide et les répercussions se feront également sentir outre-Rhin.
Le second test de résistance doit donc prendre en compte ces nouvelles circonstances. Ce qui amène le quotidien alternatif proche des Verts allemands à reformuler le dilemme auquel le gouvernement fédéral se trouve, aujourd’hui, confronté : « Devrons-nous recourir à nos centrales nucléaires pour que les lumières ne s’éteignent pas à Paris ? »
Vers une extension de l’activité des centrales nucléaires ?
Selon la loi de sortie du nucléaire, les trois dernières centrales encore en activité – Neckarwestheim 2 dans le Bade-Wurtemberg, Emsland en Basse-Saxe, et Isar 2 en Bavière – doivent cesser leur activité le 31 décembre 2022 au plus tard. Elles assurent encore cette année la production de 30 térawattheures (TWh), soit 6% de la production d’électricité allemande.
Pour le ministère fédéral de l’Environnement placé sous l’égide de l’écologiste Steffi Lemke, le processus enclenché en 2011 ne saurait souffrir d’entorse ; le principe de sortie du nucléaire à la fin de l’année est donc maintenu. Pour une grande partie de la gauche allemande, la seule évocation d’une éventuelle prolongation équivaut en effet à agiter « un chiffon rouge », commente la chaîne de radio Deutsche Welle. C’est pourquoi les audits préfèrent mentionner une « extension d’activité » des centrales.
Le test de résistance réalisé en mars dernier avait évoqué cette possibilité, qui implique d’ »étirer » sur une longue période le processus d’arrêt de la réaction nucléaire en chaîne dans le cœur du réacteur au moment où l’uranium des barres de combustible est épuisé. Il est alors possible de continuer à produire de l’électricité, même si le réacteur perd progressivement de sa puissance. Dans ce schéma, les trois centrales concernées pourraient fournir de l’électricité jusqu’au printemps 2023.
Relancer le nucléaire à plus long terme ?
Les résultats du second test de résistance du système énergétique allemand ne seront connus que dans quelques semaines, mais déjà les esprits s’emballent. Au sein de la coalition gouvernementale, la division est flagrante entre SPD et Verts d’un côté, qui restent sceptiques ou farouchement opposés à une prolongation du nucléaire, et le FDP du ministre de l’Économie Christian Lindner, qui voit dans la crise une opportunité de relancer l’atome. Plus à droite, les chrétiens-démocrates de la CDU/CSU et les extrémistes de l’AfD (Alternative pour l’Allemagne) souhaiteraient même un redémarrage des trois centrales arrêtées fin 2021.
Les partis de l’opposition se fondent sur une déclaration de Joachim Bühler, membre du directoire de la fédération des organismes de contrôle technique (TÜV), qui assure au Spiegel que ces trois installations « comptent parmi les plus sûres et les plus performantes » au monde et qu’il serait possible de continuer à produire de l’électricité nucléaire jusqu’en 2026 en les reconnectant au réseau.
Si le nucléaire peut être remis au goût du jour, pourquoi ne pas voir plus grand ? Un collectif réunissant une vingtaine d’universitaires entonne le même refrain en allant bien plus loin, puisqu’il demande pour sa part « l’abrogation immédiate des paragraphes relatifs à la sortie du nucléaire ». Selon le quotidien Welt, c’est même au nom de la protection du climat que les signataires de la « Déclaration de Stuttgart » revendiquent le choix du nucléaire pour contrecarrer la « situation d’urgence énergétique » dans laquelle se trouve l’Allemagne.
Ces experts regroupés sous la houlette du professeur André Thess, spécialiste du stockage de l’énergie à l’Université de Stuttgart, critiquent en particulier l’orientation choisie par le pays pour réaliser le « tournant énergétique » – autrement dit, la préférence accordée aux énergies renouvelables –, qu’ils jugent « technologiquement immature et imprégné d’idéologie ».
Questions de faisabilité
Tous les espoirs des promoteurs de l’atome sont placés dans la centrale bavaroise d’Isar 2, l’une des cinq plus grandes centrales nucléaires au monde. Et le ministre bavarois de l’Économie, Hubert Aiwanger (du parti des Freie Wähler, une association d’électeurs d’orientation libérale-conservatrice), souhaiterait aussi la réactivation du réacteur de Gundremmingen, à l’arrêt depuis le début de l’année.
Face à ces desiderata, le quotidien économique Handelsblatt se pose la question de la faisabilité technique d’un éventuel redémarrage. Certes, une expertise datant d’avril conclut à la possibilité de prolonger l’exploitation de Gundremmingen pendant six mois sans nouveaux éléments combustibles, mais en réalité l’installation est déjà en cours de démantèlement. Ce qui amène la fédération des organismes de contrôle technique à revenir sur ses déclarations, et à admettre qu’elle n’est pas informée de l’état d’avancement de ces travaux.
Interrogée par la Tageszeitung, la physicienne experte en risques des installations nucléaires Oda Becker doute fortement que les trois centrales encore en activité puissent de toute façon être prolongées : leur dernier examen périodique de sécurité remonte en effet à 13 ans, alors qu’il est censé avoir lieu tous les 10 ans. En outre, il ne répond plus aux nouvelles normes en vigueur depuis 2012. Enfin, énumère la Taz, il existe bien d’autres obstacles au redémarrage ou à la prolongation de l’activité des centrales nucléaires : il faudrait réemployer, voire reformer du personnel qualifié, racheter de l’uranium – à la Russie ou au Kazakhstan –, refabriquer des éléments de combustible adaptés à chacun des réacteurs…
Face au débat qui agite aujourd’hui l’opinion allemande, et dont l’ampleur commence même à faire tanguer une partie des écologistes, l’ancien ministre fédéral de l’Environnement Jürgen Trittin (Verts) n’a pas caché son agacement. Pour celui qui a orchestré la première sortie du nucléaire en 2000, les problèmes de la Bavière, qui n’a pas voulu développer les énergies renouvelables, ne doivent en aucun cas venir fausser la donne mais doivent être réglés par le Land lui-même, qui devra stabiliser son réseau en faisant des économies.
Il n’y a pas de doute, la question du nucléaire continuera d’alimenter les discussions cet été. En attendant les résultats de l’audit, les spéculations se donnent libre cours.
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