SÉCURITÉ ALIMENTAIRE : L’Afrique victime collatérale de la guerre en Ukraine

La flambée des prix des denrées alimentaires consécutive à la pandémie de Covid-19 connait à nouveau une nouvelle tendance à la hausse (+12,6% en mars) à cause de la guerre en Ukraine. Une situation qui fait craindre le risque d’une crise alimentaire mondiale qui n’épargnera pas l’Afrique encore moins le Sénégal.

La guerre en Ukraine fait planer le spectre des émeutes de la faim de 2008, pour preuve, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (Fao), dans son Indice publié le 8 avril dernier 2022, indique que les prix mondiaux des denrées alimentaires ont atteint en mars leurs « plus hauts niveaux jamais enregistrés » à cause du conflit en Ukraine. En effet, la Fédération de Russie et l’Ukraine, à elles deux, représentaient environ 30 % des exportations mondiales de blé et 20 % des exportations mondiales de maïs ces trois dernières années. L’Ukraine a d’ailleurs réclamé le 7 avril dernier une aide urgente de l’Union européenne pour ses agriculteurs en pleine période de préparation des semis, alors que le conflit ravage le pays.

Il faut noter par ailleurs que l’Indice FAO des prix des produits alimentaires avait déjà affiché une valeur moyenne de 159,3 points en mars, soit une hausse de 12,6% depuis février, mois au cours duquel il avait déjà atteint son plus haut niveau depuis sa création en 1990 (17,1% par rapport à février), sous l’effet de fortes hausses des prix du blé et de toutes les céréales secondaires principalement à cause de la guerre en Ukraine. L’Indice suit l’évolution mensuelle des prix internationaux à partir d’un panier de produits alimentaires couramment échangés. Le dernier niveau de l’Indice était déjà supérieur de 33,6% à celui de mars 2021.

Blé, maïs, huile de tournesol… l’envolée des prix concerne quasiment tous les produits alimentaires, notamment les céréales. Ainsi, les prix mondiaux du blé ont grimpé de 19,7% pendant le mois de mars, des craintes déclarées concernant les conditions de culture aux États-Unis d’Amérique ayant accentué la hausse. Les prévisions d’exportations ukrainiennes de blé et de maïs ont de nouveau été abaissées par le ministère américain de l’agriculture (Usda), dans son rapport mensuel Wasde publié le 8 avril. L’Usda a réduit d’un million de tonnes l’estimation du volume de blé ukrainien envoyé à l’étranger, à 19 millions, après l’avoir déjà amputé de quatre millions de tonnes le mois précédent. Depuis le début de l’invasion russe, les ports ukrainiens, par lesquels transite l’essentiel des cargaisons de blé et de maïs à l’export, sont à l’arrêt. Pour le maïs, l’Usda a soustrait 4,5 millions de tonnes pour la campagne en cours. En deux mois, le ministère américain a diminué sa prévision de 10,5 millions de tonnes, soit quasiment d’un tiers (31 %).

La Russie deuxième fournisseur de blé au Sénégal

La famine au Sahel et en Afrique de l’Ouest n’est plus qu’une simple hypothèse. En dépendant fortement des céréales russes et ukrainiennes, la famine pourrait encore s’aggraver et toucher 38,3 millions de personnes d’ici à juin faute de mesures appropriées, précise la Fao. Pendant que l’Occident et la Russie se rejettent mutuellement la responsabilité sur l’origine de cette crise alimentaire, des pénuries de céréales susceptibles de créer des émeutes de la faim sont redoutées au Moyen-Orient et en Afrique.
Le Sénégal qui dépend fortement de la Russie pour ses importations de blé – Moscou est son deuxième fournisseur après la France – n’est évidemment pas épargné. Globalement, la Russie est l’un des trois principaux fournisseurs du Sénégal ces trois dernières années avec la France et la Chine, souligne Abou Kane, professeur agrégé en économie et Assesseur (vice-doyen) de la Faculté de sciences économiques et de gestion (Faseg-Ucad).

L’autre inquiétude concerne une potentielle rétention de stock des deux pays en conflits (l’Ukraine et la Russie). Ce qui va contribuer à faire augmenter les prix du blé sur le marché. Dans le même temps, l’Indice Fao des prix des huiles végétales a bondi de 23,2%, porté par la hausse des cours de l’huile de tournesol, dont le premier exportateur mondial est l’Ukraine. Les prix des huiles de palme, de soja et de colza ont eux aussi enregistré une hausse marquée en raison de l’augmentation des prix de l’huile de tournesol et du pétrole brut. Des craintes concernant une baisse des exportations de ces denrées en Amérique du Sud ont également contribué à la hausse des prix de l’huile de soja.

Le riz épargné pour le moment par la flambée

La bonne nouvelle, si l’on peut dire, concerne le riz dont le Sénégal est également un grand importateur, principalement d’Asie. En effet, en mars, les tendances contrastées en ce qui concerne le riz de différentes origines et qualités ont peu fait évoluer l’Indice Fao des prix du riz depuis février, lequel reste donc à un niveau inférieur de 10% par rapport à celui enregistré un an auparavant.

L’autre facteur ayant contribué à cette hausse des prix des denrées alimentaires c’est la hausse du prix du pétrole. « La Russie étant le deuxième producteur mondial de pétrole (si l’on exclut les Etats-Unis) et le premier producteur mondial de gaz naturel, il est tout à fait compréhensible qu’une crise de cette nature perturbe les cours mondiaux, car un pays en guerre a tendance à garder sa production pour gérer d’éventuels embargos ce qui provoque une baisse de l’offre sur le marché, qui entraîne une flambée des prix », analyse Abou Kane.

De façon générale, toute hausse des intrants entraîne une hausse des prix de vente. « Dans la situation actuelle, l’énergie est le principal intrant de la production des biens vendus sur le marché ; si son prix augmente (ce qui est le cas), on peut s’attendre à ce que les prix des denrées de première nécessité grimpent », ajoute-t-il.

Selon Oumar Seck, fondateur et Pdg du cabinet Emerging Africa Consulting et expert du secteur pétrole et gaz, la flambée du prix du pétrole est « une terrible nouvelle » pour les entreprises et les consommateurs, et fondamentalement aura un impact négatif de plus en plus prévisible sur l’inflation. Pour ne rien arranger à la situation, la Chambre internationale de la marine marchande (ICS) a mis en garde au début du conflit contre une perturbation des chaînes d’approvisionnement « si la libre circulation des marins ukrainiens et russes était entravée ».

L’effet sous-jacent de la Covid-19

Il faut souligner que cette situation vient s’ajouter à la crise de Covid-19 qui avait déjà fortement perturbé les chaines logistiques d’approvisionnement et entrainé une hausse des prix des denrées de première nécessité. Avant même la pandémie, on comptait plus de 280 millions de personnes sous-alimentées en Afrique. D’après les données de la Fao, en 2020, la région a enregistré la plus forte augmentation de la prévalence de la sous-alimentation – couvrant 21% de la population, soit plus du double de toute autre région.

Entre autres conséquences, l’insécurité alimentaire aiguë au Sahel et en Afrique de l’Ouest a presque quadruplé entre 2019 et 2022 -passant de 10,8 millions de personnes en 2019 à 40,7 millions de personnes en 2022, et des millions d’autres risquent de glisser vers des niveaux de crise de la faim. Face à la crise alimentaire croissante, les ministres de l’agriculture de toute l’Afrique se sont réunis le 11 avril à Malabo, capitale de la Guinée Équatoriale, pour discuter de solutions, lors d’une conférence organisée par la Fao. Selon un communiqué de l’organisation onusienne, cette 32e conférence régionale de la Fao pour l’Afrique (ARC32) s’est ouverte sur un appel du Sous-Directeur général de la Fao et Représentant régional pour l’Afrique, Abebe Haile-Gabriel, à tirer les leçons de la pandémie de Covid-19 pour déclencher une action urgente au niveau national.

Dans un article d’opinion publié à l’approche de la conférence, le Directeur général de la Fao, Qu Dongyu, mettait en garde contre le manque de temps. « Sans des efforts extraordinaires de la part de chaque pays africain, il sera difficile de répondre aux aspirations et aux cibles des Objectifs de développement durable », a-t-il écrit.
Au Sénégal, le Cadre harmonisé d’analyse permanente de la vulnérabilité de novembre 2019 avait révélé que 3,3 millions de personnes, soit 413 000 ménages, pourraient se retrouver en insécurité alimentaire durant la période de soudure à partir du mois de juin 2020. A cela s’ajoute le fait que le Sénégal, comme beaucoup de pays de la sous-région, dépend encore du marché extérieur sur certaines denrées de base comme le riz et le blé, malgré les énormes progrès réalisés en production rizicole.

Considérant le risque élevé de pénurie et de flambée des prix en raison de la crise mondiale, le président Macky Sall avait appelé dans son discours à la veille de la fête nationale du 4 avril, à une « mobilisation générale pour accroitre et valoriser davantage nos produits agricole, d’élevage et de pêche ». Ces derniers mois, afin de soulager les ménages, le gouvernement a fait baisser les prix des denrées de première nécessité, notamment le riz, le sucre et l’huile ; et augmenté la subvention du riz local. « Mais pour être à l’abri des aléas de la conjoncture internationale, bous devons, par un effort individuel et collectif sur nous-mêmes, faire preuve de résilience en gagnant au plus vite la bataille de la souveraineté alimentaire », dit-il. Reprenant la célèbre formule de thomas Sankara, « il nous faut produire ce que nous consommons et consommer ce que nous produisons ». Macky Sall a rappelé les investissements massifs que l’Etat continue de consacrer à la modernisation et à la diversification des secteurs de l’élevage, de la pêche et de l’agriculture.

La souveraineté alimentaire en ligne de mire

Selon Gouantoueu Robert Guei, représentant de la Fao au Sénégal et Coordonnateur du bureau sous régional pour l’Afrique de l’Ouest, l’option du Sénégal de substituer ses importations par la production locale dans le Plan Sénégal Emergent (Pse) est « très pertinente ». D’après les données du ministère de l’Agriculture et de l’Equipement rural, la production céréalière est estimée à 3,535 millions de tonnes lors de la campagne 2021-2022. Soit un bond de 25 % par rapport aux 5 dernières années. Le riz va atteindre 1,382 000 tonnes soit une hausse de 2%, tandis que l’arachide va enregistrer 1,677 000 tonnes une baisse de 7% par rapport à l’année dernière mais une hausse de près de 30% ces 5 dernières années. M. Guei recommande, à travers l’éducation nutritionnelle, de promouvoir une diversification de l’alimentation et de la production.

Au Sénégal, les céréales contribuent pour 63,4%, dans la consommation calorifique, dont les 30,2% par le riz et les 10% par le blé, soit 40, 2% pour ces 2 produits. Les 23,1% restant constituent la part des autres céréales (mil, maïs, sorgho, etc.). « Le riz et le blé étant des produits importés en partie (riz), il y a lieu de plaider vigoureusement pour un système alimentaire plus durable, plus sain et plus conforme à l’exigence de souveraineté alimentaire », explique Gouantoueu Robert Guei.

Des objectifs à porter de main. En effet, l’autosuffisance en riz est en bonne voie (malgré quelques défis à relever) et la culture du blé est « techniquement possible ». Dans un entretien récemment accordé au quotidien national « Le Soleil », Dr Amadou Sall, chargé de recherches à l’institut sénégalais de recherches agricoles (Isra) de Saint-Louis, expliquait que « toutes les conditions techniques sont réunies pour la culture du blé au Sénégal ». Les chercheurs ont réussi à développer des variétés de blé tolérantes à la chaleur et capables de se développer dans nos conditions de culture. Autant dire que la souveraineté alimentaire est parfaitement possible.
Lejecos Magazine

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