Rumeurs de visites de pèlerins chiites, tropisme iranien de Kaïs Saïed, changement d’identité religieuse… Depuis plusieurs semaines, la question chiite agite la très sunnite Tunisie.
Commémoration du martyre de l’imam Hussein, petit-fils du Prophète, pendant la ‘Achoura, à Kerbala, en Irak.
Depuis quelques jours, la rumeur se fait insistante à Tunis : 263 Iraniens sont attendus à Mahdia (Est) pour commémorer la ‘Achoura, les 7 et 8 août. Et un autre groupe d’Algériens chiites devrait en faire autant à Kairouan (Centre). Un événement qui ne revêt pas le même sens pour les sunnites et les chiites.
Pour ces derniers, la ‘Achoura est la commémoration du martyre de l’imam Hussein et de sa famille durant la bataille de Kerbala, en 680, alors que les sunnites rendent grâce à Dieu d’avoir permis à Moïse de traverser le mer Rouge et d’échapper à Pharaon.
L’information surprend, la Tunisie n’étant pas une terre de pèlerinage ou de tourisme religieux. Mais ces derniers mois, la question chiite revient de manière régulière et persistante.
Les chaînes télé Telvza TV et Attounissia se sont emparées du sujet avec un reportage de vulgarisation sur Kerbala en Irak ou des débats avec le cheikh chiite Ahmed Salmane de l’association Ahl El Beyt. Cette petite musique interpelle une opinion essentiellement sunnite malékite, peu coutumière des confrontations confessionnelles.
Les liens MTI-Téhéran
« Pourquoi parle-t-on autant du chiisme, qui a toujours existé en Tunisie de manière minoritaire ? » s’interroge Kamel, qui admet assimiler les chiites « aux invasions arabes des Banou Hilal au XIe siècle ». Les esprits s’échauffent avec un imaginaire nourri d’approximations historiques. « Il faudrait rétablir la vérité sur les chiites, qui sont musulmans, croient au Prophète et au Coran. On devrait en avoir fini avec la grande discorde… », déplore de son côté un enseignant de Skhira converti au chiisme en 2019.
Sans réellement distinguer le chiisme et l’ismaélisme (une branche du chiisme) des Fatimides, la plupart des Tunisiens situent l’âge d’or des chiites dans leur pays à l’époque du califat fatimide (909-1171). En Tunisie, ce dernier a renversé la dynastie aghlabide (800-909), fondé la ville côtière de Mahdia, avant de s’établir au Caire en 973.
La communauté chiite compte aujourd’hui en Tunisie près de 5 000 fidèles. Une progression qui remonte à la lointaine révolution iranienne de 1979. À ses premières heures, la République islamique a accueilli des militants tunisiens du Mouvement de la tendance islamique (MTI) persécutés par le régime de Bourguiba, puis de Ben Ali. Ultime témoignage de ses liens, en 2018, le président d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, était présent à la fête de la révolution à l’ambassade iranienne à Tunis.
Impressionnés par l’effervescence et les promesses de la révolution iranienne, certains Tunisiens ont cherché à s’en inspirer pour provoquer une révolution islamique sunnite similaire. Un moment marquant qui a également conduit des islamistes au chiisme, comme Mbarek Baadech, chef de la communauté à Gabès. Mais, de façon contre-intuitive, la sphère chiite intéresse également des militants de la gauche nationaliste arabe, davantage attirés par l’anti-impérialisme du régime iranien et de son protégé libanais le Hezbollah que par le mysticisme chiite.
Le Sud, terre de prosélytisme
Une tendance générale que l’ancien président Zine al-Abidine Ben Ali a contrée « en s’accordant avec l’Iran pour que la révolution islamique ne fasse pas de prosélytisme en Tunisie et ne se rapproche pas des islamistes tunisiens », rappelle le politologue Slaheddine Jourchi.
« C’est après 2011 et la chute du régime que des associations, dont l’influente Ahl El Beyt et son réseau international, ont eu pignon sur rue en finançant et en menant des actions dans le cadre culturel et associatif », raconte un proche du courant chiite qui rappelle le rôle du centre culturel iranien, lequel se livrait discrètement au prosélytisme sous couvert d’activités culturelles.
Mais la chute du régime de Ben Ali et la sortie de la clandestinité des islamistes tunisiens ont favorisé l’apparition d’un courant salafiste violemment anti-chiite. Dans ses prêches en 2012-2013, le cheikh intégriste Béchir Ben Hassen réclamait ainsi la déchéance de nationalité, voire l’exécution pour les chiites tunisiens. Des propos brutaux qui ont fait dire au cheikh Mbarek Baadach que la religion des adeptes du cheikh Ben Hassen « est autre que celle de Mohammed ».
« Il n’y a pas de déploiement chiite en Tunisie mais une minorité qui jouit des libertés accordées par le pays », tempère le journaliste Wajdi Ben Messaoud, qui a travaillé sur le sujet.
De nombreux Tunisiens ignorent que le chiisme a pris ses quartiers principalement dans le Sud, région rude et conservatrice. « C’est une survivance des Fatimides. Le chiisme a été préservé par le fait qu’il était vécu en communauté, mais comme un secret de famille ou de tribu », explique Wajdi Ben Mansour. Reste que le travail du cheikh Mbarek Baadech a fait de Gabès un foyer chiite qui rayonne jusqu’à Ksibet El Mediouni (Sahel).
Dans la région du Djerid (Sud-Ouest), le cheikh Tijani Smaoui relaie depuis Gafsa la tradition chiite à laquelle il s’est initié après un voyage initiatique qui l’a conduit jusqu’en Irak.
Mais dans cette région profondément marquée par le soufisme et où le prestige des marabouts est encore vivace, cette présence soulève des inquiétudes. « Il faudrait aimer suffisamment ce pays pour lui éviter d’être divisé en deux clans qui s’affronteraient sans raison tangible sur un si petit territoire… », assène Meriem, une militante pour la laïcité originaire de Mahdia.
Sur la dernière décennie, Téhéran a ainsi pu, par son entregent en Tunisie, poser un pied au Maghreb et s’ouvrir vers l’Afrique, une approche inenvisageable en Algérie et au Maroc.
Fascination pour l’Iran
Le petit tropisme iranien du président Kaïs Saïed suscite également des interrogations. Son rapport à l’Iran intrigue depuis sa prise de fonction en octobre 2019 et sa volonté de s’entourer de proches comme l’ancien ambassadeur tunisien à Téhéran, Tarak Bettaieb, qui sera son chef de cabinet. Naoufel Saïed, frère et conseiller officieux du président, co-dirigeant de la Ligue tunisienne pour la culture et la pluralité, est un admirateur notoire de la pensée de l’Iranien Ali Shariati, l’idéologue de la révolution iranienne.
« De là à affirmer que le président est un crypto-chiite, il y a une grande marge. Il n’y a que quelques présomptions », commente le sociologue Mouldi Gassoumi. Qui reprend : « Le régime que veut instaurer Kaïs Saïed est un régime présidentiel ultra renforcé où il incarne un pouvoir absolu », à l’image des pouvoirs extensifs que l’article 107 de la Constitution iranienne octroie au Guide de la révolution. « Sa fascination pour l’Iran est évidente mais le chiisme n’est pas le monopole de l’Iran… », admet un soutien de Kaïs Saïed.
Ce tropisme iranien de Kaïs Saïed provoque incontestablement des remous, notamment au sein du Parti destourien libre (PSL) de Abir Moussi, dont l’un des membres dénonce dans les colonnes du médias Business News « la falsification de la volonté des Tunisiens et le recours à un référendum illégitime et illégal afin de forcer le passage, en Tunisie, vers un système politique similaire et inspiré de l’expérience de la révolution iranienne et du règne de l’ayatollah Rouhollah Khomeiny ».
Le juriste Sadok Belaïd, dont le projet de Constitution n’a pas été retenu par le président Kaïs Saïed, se fait le relais de ces craintes dans une conférence sur la loi fondamentale donnée le 22 juillet 2022. Évoquant l’émergence du chiisme en Tunisie avec le consentement du pouvoir, il a ainsi affirmé que « l’enjeu est la transformation profonde de l’identité tunisienne ».
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