Chômeur et inconnu au début de la pandémie, le jeune créatif sénégalais est aujourd’hui la personnalité la plus populaire du monde sur les réseaux sociaux. Retour sur l’ascension fulgurante d’un influenceur qui rêve déjà de briller ailleurs que sur la Toile.
D’emblée, le ton est donné : « Si vous voulez rire, vous êtes au bon endroit », indique – en italien et en anglais – la page d’accueil de Khaby Lame sur le réseau social TikTok. Une invitation à s’amuser en visionnant des vidéos désopilantes qui aura été entendue au-delà de toute espérance. Âgé de 22 ans – et de son vrai nom Khabane Lame – ce Sénégalais d’origine et italien d’adoption depuis sa plus tendre enfance est, depuis le 23 juin, la personnalité la plus suivie au monde sur la plateforme de partage de vidéos chérie de la génération Z. À coups de saynètes muettes, tournant en dérision des tutoriels tirés par les cheveux et des séquences vidéo absurdes, le jeune créateur de contenus parodiques est devenu l’une des stars incontestées de la plateforme numérique. Jusqu’à détrôner, avec ses 145 millions d’abonnés l’influenceuse américaine Charli D’Amelio (143 millions d’abonnés), qui trustait jusque-là la première place.
Aujourd’hui, Khaby Lame compte, toutes plateformes confondues (TikTok, Instagram, Facebook…), plus de 220 millions d’abonnés, soit une base de followers plus importante que la population du Nigeria (216 millions d’habitants), le pays le plus peuplé d’Afrique. Le tout en seulement deux ans. Une fulgurance qui donne le vertige : parti de rien en mars 2020, le jeune homme ne possédait encore qu’un « modeste » million d’abonnés au printemps 2021.
Un symbole de la cool attitude
Parmi ses fans, les footballeurs en particulier (Alessandro Del Piero, Paulo Dybala, Zlatan Ibrahimovic…) semblent trouver un malin plaisir à faire une apparition furtive en sa compagnie, l’attitude sans chichis et décomplexée de l’influenceur faisant de lui le symbole de la cool attitude. Il faut du reste avoir vu des joueurs tels que Kylian Mbappé et Achraf Hakimi célébrer certains de leurs buts au PSG , les deux bras tendus vers l’avant, avec un large sourire doublé d’un haussement d’épaules – clin d’œil appuyé à Khaby Lame – pour comprendre l’attraction désormais planétaire de celui que les Italiens surnomment « Il fenomeno (le phénomène) ».
Mieux, cette adhésion massive s’est bâti à rebours des codes pratiqués par nombre des plus célèbres stars du réseau TikTok- notamment américaines – dont la proximité avec Hollywood s’est traduite par une production certes plus « léchée » mais vue aussi comme plus factice que les vidéos minimalistes et sans prétention du créateur sénégalais. De fait, pour Samir Chaudry, fondateur de The Publish Press, une lettre d’information sur l’économie créative, le secret du succès de Khaby Lame réside dans le fait que « son exaspération apparente est celle de l’homme ordinaire qui, dans un monde de plus en complexe, recherche simplicité et authenticité ». En somme, son succès a été organique et bâti en dehors de l’habituel écosystème formaté entourant les principaux influenceurs.
De modestes origines
Sa présence actuelle sous les feux de la rampe et son nouveau statut de super star des réseaux sociaux ferait presque oublier les origines, humbles, du garçon. Né au Sénégal en mars 2000, Khaby Lame est arrivé dans la péninsule italienne avec sa famille à l’âge d’un an, où il a notamment grandi dans un HLM de la ville de Chivasso, une cité industrielle de 27 000 âmes située dans la banlieue de Turin. Le ménage ne roulant pas sur l’or, le jeune homme est très vite mis à contribution et multiplie les petits boulots dès l’âge de 17 ans, rappelant à l’auteur de ces lignes qu’il « a travaillé comme serveur, maçon, aide-cuisinier et laveur de vitres ».
En somme, une vie besogneuse d’enfant d’immigrés, dont les rêves d’ascension sociale ont longtemps semblé chimériques. Tout change pourtant au mois de mars 2020. Épicentre européen de l’épidémie de coronavirus, le nord de l’Italie se confine et voit son activité économique réduite drastiquement. Khaby Lame est licencié de son emploi d’ouvrier dans une usine de production de matières plastiques, comme tant d’autres. Cloîtré dans l’appartement familial, le jeune homme cherche alors à tromper l’ennui avec son téléphone et se tourne vers TikTok, l’application de partage de courtes vidéos lancée en septembre 2016 par l’entreprise chinoise ByteDance, très prisée des jeunes générations pendant cette période d’oisiveté forcée.
Fin observateur, Khaby Lame comprend très vite que « cette plateforme est parfaite pour [lui] » car elle lui permet de capitaliser sur l’élan généré par certaines vidéos virales, à la mise en scène absurdement compliquée, pour les tourner ensuite en dérision avec des clips de réplique sans paroles et faciles à comprendre. Il n’a plus alors qu’à effectuer la même tâche, armé de son désarmant bon sens. Au tutoriel d’épluchage de banane à l’aide d’un couteau, il répond ainsi… En épluchant la banane. Quant au vidéaste qui coince son t-shirt dans une portière de voiture et décide de le découper à l’aide d’un ciseau pour s’extraire de cette déplaisante situation, notre pince-sans-rire se propose… D’ouvrir la porte. Et presque toujours, l’empêcheur de tourner en rond conclut ses vidéos d’un air blasé, en étendant les bras, comme pour dire « ce n’était quand même pas si compliqué que ça ».
La puissance des algorithmes de la filiale de ByteDance (lire l’encadré à la page 71) et l’opportunisme d’autres internautes ont ensuite fait le reste, le succès du Sénégalais s’expliquant en grande partie par la facilité avec laquelle son contenu peut être aspiré par la machine à agréger du contenu sur Internet. Surfant sur la vague Khaby Lame, nombre de YouTubeurs malins n’hésitent ainsi pas à créer des vidéos de compilation des clips TikTok de l’influenceur pour attirer – à leur profit – des millions de vues sur leur page personnelle. Les gags du jeune homme sont également un parfait appât pour les mèmes, ces phénomènes viraux qui voient des personnes détourner avec humour des photos ou vidéos – en l’occurrence celles du créateur sénégalais – en les repostant par exemple sur d’autres plateformes telles qu’Instagram ou Twitter pour faciliter l’engagement. Dans tous les cas, l’influenceur en ressort gagnant puisque c’est bien lui qui apparaît dans les flux d’information qui seront visionnés par les internautes. Un colossal effet boule de neige encore démultiplié par le mutisme calculé de l’intéressé.
Le pari des sketchs muets
De fait, le vrai coup de génie de Khaby Lame est d’avoir très vite basculé aux sketchs muets, pour ne jouer que sur ses mimiques, contournant ainsi la barrière des langues. « Je savais que pour faire passer mes messages au plus grand nombre de personnes possible, je devais communiquer silencieusement. J’ai donc choisi le langage des gestes parce qu’il est universel », explique aux équipes de Forbes Afrique le jeune homme dont les premières vidéos étaient en italien, sa langue maternelle. Et pour sûr, ce sont ces clips sans paroles, universellement appréciés pour leur simplicité de compréhension, qui ont catapulté le créateur de contenus sénégalais au sommet de la célébrité.
Les circonstances singulières des débuts du jeune sénégalais sur TikTok- la période de confinement lié à la pandémie et le besoin presque thérapeutique de rire pour conjurer l’isolement et l’angoisse – ont très probablement joué aussi en sa faveur. Une analyse que l’on pourrait du reste appliquer aux autres créateurs de contenu. « Faire rire, c’est faire oublier. Quel bienfaiteur sur la terre, qu’un distributeur d’oubli ! », s’écriait déjà l’écrivain français Victor Hugo dans son roman L’Homme qui rit (paru en 1869). Près de deux siècles plus tard, ce besoin humain de fuir (symboliquement) par le divertissement les vicissitudes de la vie est toujours d’actualité.
En attendant, le succès fulgurant de Khaby Lame l’a fait changer de dimension et poussé à prendre un agent, Riggio Alessandro, qui s’occupe de sa carrière et des nombreuses demandes de partenariat de marques qu’il reçoit telles qu’avec le fabricant de pâtes italien Barilla, la marque de mode allemande Hugo Boss ou plus récemment avec la plateforme d’échange de cryptomonnaies Binance. Celui qui était jusqu’alors un sympathique outsider parmi les grands influenceurs est aujourd’hui au cœur du système, happé par les sirènes d’un système économique habile à capitaliser sur l’image « hype » du jeune prodige pour alimenter les désirs consuméristes en tous genres. « À la suite du défilé Russel Athletic x Boss, tenu en septembre dernier à Milan, où il a clôturé le défilé, nous avons vu le pouvoir de Khaby à travers l’engagement des consommateurs qui a battu des records », se félicite par exemple la direction d’Hugo Boss, qui l’a dans la foulée engagé en tant qu’ambassadeur mondial de la marque. Il devrait notamment apparaître dans les campagnes printemps été 2022 et automne hiver 2022 de la marque de prêt-à-porter haut de gamme, ainsi que dans deux collections capsules Khaby x BOSS, qu’il a co-créées avec le groupe basé à Metzingen.
Une vie transformée
Interrogés sur les revenus associés à cette nouvelle célébrité, la star des réseaux sociaux et son entourage n’ont pas souhaité répondre à Forbes Afrique, Khaby Lame reconnaissant toutefois que « sa vie [avait] complètement changé. Avant, je vivais dans un logement social et je travaillais jour et nuit à l’usine. Mais aujourd’hui, grâce à mon travail, je peux aider ma famille et mes amis, faire des dons à des associations caritatives et soutenir les personnes dans le besoin », raconte, avec pudeur, le jeune homme qui assure « ne pas avoir commencé cette carrière avec l’intention de devenir riche ou célèbre ». Aux journalistes de TF1, Riggio Alessandro a toutefois confirmé en juillet 2021 que les émoluments liés à chaque partenariat pouvaient, aller « de 70.000 à 180.000 euros ». Depuis, nul doute que la nouvelle position de star incontestée des réseaux sociaux de Khaby Lame ait renforcé le pouvoir de négociation de celui qui dit juste avoir « suivi [son] cœur et [sa] vision ».
À terme cependant, le jeune créateur de contenus se rêve une autre carrière, du côté du septième art. L’influenceur, qui est apparu sur les marches de la 75e édition du Festival de Cannes, en mai dernier, aux côtés de célébrités françaises et de Hollywood habituées du tapis rouge de la Croisette, le dit haut et fort : son rêve est de « [s’installer[ aux États-Unis et de tourner un film avec Will Smith, [son] idole ». Et pourquoi pas, de « gagner un Oscar ». Mais pour y arriver, le nouveau roi des réseaux sociaux concède « [qu’il devra] continuer à étudier l’anglais et à jouer la comédie ». Une chose est sûre, la trame de sa vie ferait un excellent scénario hollywoodien.
Le mensuel Forbes Afrique