Les liens entre la sérotonine et la dépression à l’épreuve de la science

Si vous pensiez que les liens entre sérotonine et dépression étaient clairs et limpides, la lecture de cette revue systématique devrait vous surprendre. En réalité, selon son propos, la théorie de l’équilibre neurobiologique de la dépression ne serait pas supportée par les preuves empiriques dont nous disposons.

Montons à bord d’une machine à remonter le temps : nous sommes en 1967 lorsque l’article intitulé Biochimie des troubles affectifs est publié dans la littérature scientifique par Alec Coppen. C’est lui qui présente pour la première fois l’idée que la dépression et d’autres troubles pourraient avoir une explication biologique. Dans le viseur, les monoamines (dont la dopamine et la sérotonine), une famille de neurotransmetteurs dont les fonctions sont diverses. Si le modèle proposé n’élude pas les causes environnementales de ces troubles, il se concentre sur l’aspect strictement biochimique de leur explication. L’idée qu’il existerait une perte des neurotransmetteurs qui induirait des troubles, est déjà présente. 

Le modèle initial simplifié de la biochimie des troubles affectifs. © The Biochemistry of Affective Disorders, The British Journal of Psychiatry

Si l’article est novateur en ce sens qu’il propose des causes quantifiables à des troubles affectifs, les éléments dont il dispose pour supporter sa vision des choses sont minces. Ce qui pousse l’auteur à suggérer que ces troubles auraient des bases biochimiques est le fait que des traitements « physiques » fonctionnent. Il prend alors comme exemple le cas d’un patient « dépressif, retardé et anorexique » et suggère qu’il a recouvré un état normal après des convulsions induites par courant électrique. Bien évidemment, il ne s’arrête pas là dans la démonstration. Mais la plupart des études citées incluent peu de patients, ce qui limite la théorie à un stade clairement exploratoire.

Depuis, de nombreuses études ont été réalisées dans le but de déceler les bases biochimiques de la dépression, en se concentrant notamment sur la sérotonine. Si cette théorie semble validée pour de nombreux médias et pour les professionnels de santé qui ne sont pas spécialistes du sujet, on s’interroge toujours à son sujet dans la communauté scientifique. C’est dans cette optique qu’une récente revue systématique parue dans Nature s’intègre, en arguant que cette théorie n’est tout simplement pas supportée par des preuves empiriques. 

Pourquoi est-ce important ?

Comme nous venons de l’évoquer, cette théorie possède un statut particulier à cause de sa large médiatisation depuis les années 1990 et la mise sur le marché des inhibiteurs de la recapture de la sérotonine. Cela peut grandement affecter les croyances de la population sur les causes supposées de la dépression. Par exemple, en Australie, 67 % de la population attribuent la dépression à des causes neurobiologiques. Cependant, la plupart des gens considèrent également qu’il existe des causes psychosociales

Certains considèrent que la preuve ultime de cette théorie est l’efficacité clinique des inhibiteurs de la recapture de la sérotonine. Pourtant, cette dernière fait régulièrement l’objet de critiques, que ce soit en matière de taille d’effet, d’efficacité relative selon la sévérité de la dépression et même de mécanismes d’actions. On peut retrouver un bon aperçu de ces critiques dans cette méta-analyse qui a étudié de larges données cliniques transmises à la Food and Drug Administration. Avec tous ces éléments, il convient donc de vérifier dans la littérature le statut de cette théorie. Est-elle validée par des preuves robustes qui font consensus ? Est-elle réfutée ? Ou doit-elle faire l’objet d’investigations plus larges ?

La charge de la preuve incombe aux scientifiques qui soutiennent cette théorie

Au sein de leur revue systématique, les auteurs ont étudié la question du lien entre sérotonine et dépression en prenant en compte le taux de sérotonine plasmatique et de son métabolite urinaire principal : l’acide 5-hydroxy-indolacétique, le taux et l’activité d’un récepteur synaptique à la sérotonine, le taux et l’activité des transporteurs de la sérotonine, l’effet d’une réduction de tryptophane — l’acide aminé précurseur de la sérotonine — sur la survenue de la dépression, le niveau d’expression d’un gène d’intérêts, notamment celui conduisant à la production de la protéine transportant la sérotonine, et l’interaction entre ce gène et le stress. Les auteurs ont exclu les études sur les modèles animaux et sur les patients avec des conditions spécifiques (pathologiques physiques ou dépression très spécifique telles que la dépression chez l’enfant ou le post-partum). 

Concernant la sérotonine et son métabolite urinaire, la revue suggère que les liens ne sont pas statistiquement significatifs lorsque des régressions multiples sont effectuées, prenant en compte l’importance d’autres variables clés. Quelques études ont également recherché ce lien en mesurant les variables susmentionnées dans le liquide cérébrospinal — le site favorisé pour ce type de mesures, mais très invasif — et n’ont trouvé aucune association. Du côté des récepteurs, dont plus de 14 ont été identifiés, la revue ne se concentre que sur les études d’un seul d’entre eux, étant donné que c’est actuellement le seul dont on a bien caractérisé le rôle possible dans la survenue de la dépression. Aucune association n’est décelable entre des patients sains et dépressifs. Aussi, plusieurs études sont malheureusement biaisées méthodologiquement, étant donné qu’elles incluent des patients sous traitement. 

La théorie de l'équilibre neurobiologique ne semble pas supportée par des preuves empiriques robustes. © Orlando Florin Rosu, Adobe Stock

Pour le transporteur, les études ne trouvent pas d’associations et lorsqu’elles en trouvent, elles souffrent d’un biais méthodologique colossal qui est que la plupart des patients inclus ont un historique de prise d’antidépresseurs. C’est un problème courant dans les études sur la dépression qui limitait déjà les découvertes à l’époque d’Alec Coppen. Les études de déplétion, qui s’attèlent à baisser la quantité de tryptophane, souffrent du même biais, et dans les études plus qualitatives, ne trouvent aucun effet sur l’humeur des participants. Enfin, à propos du volet génétique isolé et de sa relation au stress, si des études antérieures suggèrent des liens entre un polymorphisme génétique et la dépression, des études plus larges et plus robustes d’un point de vue méthodologique ne réussissent pas à trouver les mêmes résultats. Ces liens sont donc fortement remis en question. 

Quel avenir pour la théorie du déséquilibre neurobiologique ?

Compte tenu des éléments présentés, la théorie du déséquilibre neurobiologique ne semble pas supportée par les évidences. Néanmoins, plusieurs choses doivent être précisées. La première, c’est que cette théorie pourrait quand même expliquer d’autres types de dépressions. Nous l’avons vu, les études incluant ce type de patients ont été exclues de la revue systématique. Deuxièmement, peut-être que d’autres marqueurs donneront des preuves contradictoires à l’avenir, comme les 13 récepteurs dont nous connaissons encore mal les fonctions aujourd’hui. Troisièmement, peu importe la fiabilité de cette théorie, cela ne remet pas en question l’axiome suggérant que la dépression a des causes biologiques.

Par conséquent, même si cette théorie est fausse, cela ne réhabilite pas les idées anachroniques, malheureusement encore trop répandues, considérant que la dépression relève d’un manque de volonté. Malheureusement, le déterminisme biologique partiel, même lorsqu’il est connu, ne semble pas réduire les stigmates auprès des populations souffrants de troubles psychiatriques. En conclusion, il incombe donc aux tenants de cette théorie de produire des preuves plus convaincantes pour la soutenir. La communauté médicale doit également interroger de nouveau certains des traitements pharmacologiques dont l’efficacité clinique controversée repose sur cette théorie.

futura

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