Pourquoi la faim progresse-t-elle à nouveau dans le monde ? par Bruno Parmentier

Pourquoi la faim progresse-t-elle à nouveau dans le monde ? Une question cruciale que se pose Bruno Parmentier à l’occasion de la journée mondiale de l’aide humanitaire. L’ONG Oxfam alerte avec un nouveau rapport : la faim a de nouveau beaucoup progressé dans le monde. Elle tuait « habituellement » six personnes à la minute et elle menace dorénavant onze personnes à la minute, nettement plus que la Covid-19, sept personnes à la minute… Tentons de comprendre ce phénomène et ces enjeux.

Malheureusement, on est loin d’avoir éradiqué la faim
Il est toujours compliqué de mesurer l’ampleur de la faim dans le monde : il n’y a pas de guichet où les gens viennent déclarer qu’ils ont faim et, en plus, cela se situe généralement dans des pays où le moins que l’on puisse dire est qu’il n’y a pas de statistiques stables. On procède donc par approche indirecte, en comparant les ressources alimentaires d’une région avec les besoins physiologiques des populations qui s’y trouvent.

Et là, surprise, la faim chronique, qui caractérise les populations qui n’ont pas assez de calories pour se développer physiquement et intellectuellement, est d’une remarquable stabilité depuis plus d’un siècle. En l’an 1900, nous étions 1,8 milliard d’humains, il y avait environ 800 millions de gens qui souffraient de la faim, on retrouve exactement le même chiffre en 1950, en 2000 et en 2020 : nous sommes actuellement 7,8 milliards de Terriens et il y a toujours environ 850 millions de gens dénutris !

Nous sommes actuellement 7,8 milliards de Terriens et il y a toujours environ 850 millions de gens dénutris !
On peut voir ce chiffre de façon positive : les paysans du monde ont réussi à nourrir 6 milliards de personnes de plus, sur les mêmes terres, et entre-temps, on a défriché énormément de terres pour les mettre en culture mais, malheureusement, on en a pollué, érodé, bétonné, urbanisé, etc. autant ; ce qui fait que les surfaces mondiales consacrées aux céréales, aliments de base comme le blé, le riz et le maïs, sont restées stables, autour de 700 millions d’hectares.

L’agriculture mondiale a donc fait d’énormes progrès en matière de productivité à l’hectare. Comme on peut voir sur les graphiques suivants, depuis 1960, la population a un peu plus que doublé mais la production agricole a augmenté beaucoup plus ; ce qui fait que, incontestablement, on mange beaucoup mieux sur la Planète actuelle avec ses 7,8 milliards d’habitants que sur celle des années 60, qui n’en comptait guère plus que 3 ! Les résultats ont été extrêmement spectaculaires dans un pays comme la Chine qui, auparavant, était vraiment le pays de la faim, avant de devenir le plus gros producteur mondial de nourriture. Maintenant, on mange en Chine !

Mais on peut également être très inquiet, pour 3 raisons principales.

Ces progrès gigantesques en productivité sont le fruit de la « révolution verte », qui a consisté à combiner sélection génétique, mécanisation, irrigation, engrais et pesticides. En fait, ils n’ont concerné qu’un petit nombre de régions du monde : l’Europe de l’Ouest, l’Amérique du Nord, la Chine et l’Inde, le Brésil et l’Argentine, l’Australie et quelques autres. L’Afrique, par exemple, est restée complètement en dehors de ce processus, et a gardé de très faibles productivités. En fait, il n’y a pas un seul pays africain qui soit vraiment devenu bon en agriculture !

Alors que nous arrivons maintenant dans une période d’augmentation massive de la population sur ce continent. Rien ne permet d’affirmer avec certitude que ce qui n’a pas marché depuis 50 ans sur ce continent va pouvoir être mise en œuvre maintenant, avec des investissements massifs dans les infrastructures agricoles, la formation, la mécanisation, le crédit, les engrais et pesticides, etc. Donc, quoi qu’il arrive, au XXIe siècle, on aura faim en Afrique. Mais aussi en Inde, où la population va encore augmenter d’environ 400 millions de personnes, et chez ses voisins du Bengladesh et du Pakistan.

De plus, ces progrès n’ont qu’un temps et on arrive relativement rapidement à une espèce de limite infranchissable, car les inconvénients de cette agriculture « tout chimie, tout pétrole » rattrapent inéluctablement ses avantages : érosion, baisse de la fertilité des sols et de la biodiversité, pollutions diverses, moindre efficacité des pesticides, inadéquation des systèmes d’irrigation, faible approbation sociale, etc. Par exemple, en France, cette agriculture dite « moderne » a réussi à produire des résultats tout à fait impressionnants dans les années 1960 à 1990, au cours desquelles les rendements de blé ont triplé, passant de 20 à 70 quintaux par hectare. Mais, depuis 30 ans, ils n’augmentent plus et stagnent autour de 70 quintaux, avec de fortes variations dues aux phénomènes climatiques.

Et, de ce point de vue, il n’y a rien de plus à espérer de la bio où, là aussi, les rendements de blé stagnent depuis 30 ans, mais à un niveau 2 fois inférieur ! Pour pouvoir progresser, il faut maintenant une nouvelle révolution agricole, cette fois-ci agro écologique et non plus chimique, avec des techniques qui s’appuient sur l’accompagnement des processus naturels au lieu de les violer en permanence : couverture permanente des sols sans labour, mélange de plantes, rotations beaucoup plus longues, agroforesterie, recours massif aux « plantes de services » et aux « animaux auxiliaires de culture », etc. Un programme très difficile à mettre en œuvre…

Et enfin, le réchauffement climatique met de plus en plus rapidement en péril nos acquis. Même dans les pays tempérés comme la France (par exemple, cette année nous avons beaucoup moins de fruits et de raisins à cause de la canicule du mois de mars suivie de gel sévère au mois d’avril). Mais, c’est sans commune mesure dans les pays tropicaux qui doivent, eux, affronter des phénomènes aussi majeurs que dramatiques que les ouragans, les sécheresses, les inondations, les maladies, les épidémies, etc. 

Rappelons également qu’il faut encore rajouter à ces chiffres déjà gigantesques le milliard de gens malnutris, c’est-à-dire qui disposent d’assez de calories pour survivre mais ont une alimentation très déséquilibrée, soit parce que leurs moyens économiques ne leur permettent de n’acheter qu’une seule nourriture jour après jour pendant des années (par exemple que du riz ou que du maïs ou bien que du manioc), et qu’ils manquent donc gravement de vitamines, de protéines ou d’oligoéléments. Soit parce qu’ils mangent trop riche, gras, sucré, salé, etc.

Il y a dorénavant 1,7 milliard de gens en surpoids sur Terre dont près de 800 millions sont carrément obèses et souffrent de gros problèmes de santé — on a pu voir avec cette crise de la Covid-19 à quel point cette « comorbidité » représentait un réel danger…

Ces 850 millions de personnes qui ont faim affrontent de gros problèmes de développement physique et intellectuel ; mais, en plus, ils sont en permanence menacés de sombrer dans une situation critique où, comme disent les journalistes, le « pronostic vital est engagé » : crise alimentaire, famine et mort. Et c’est bien cela qui a augmenté dramatiquement en 2020, à cause de la simultanéité des « 3 C » : Conflits, Climat, Covid.

Conflits
Pendant que nous sommes en guerre contre la Covid-19, de nombreux peuples dans le monde affrontent des vraies guerres civiles qui, si elles sont moins directement meurtrières que celles du XXe siècle (les deux guerres mondiales, le Vietnam, le Cambodge, le Biafra, le Rwanda, etc.), provoquent d’énormes déplacements de population qui mènent droit aux famines : Afghanistan, République démocratique du Congo, République Centrafricaine, Syrie, Yémen, Éthiopie, Sud Soudan, Sahel, Venezuela, Haïti, etc. Dans toutes ces régions, les famines menacent des centaines de milliers, voire des millions, de personnes, dans l’indifférence générale.

Climat
Malgré la Conférence de Paris et toutes les mobilisations citoyennes, la communauté internationale reste relativement indifférente et impuissante face à la montée rapide du réchauffement climatique. Les conséquences sont de plus en plus impressionnantes dans les pays tropicaux dont l’agriculture est déjà très fragile. Les cyclones sont plus dévastateurs, les sécheresses plus aigües, les inondations plus considérables, les canicules plus incontrôlables, les incendies plus violents, et les maladies et les épidémies plus impitoyables. En conséquence, en Amérique centrale et dans les Caraïbes, en Afrique subsaharienne et dans le Sud-Est asiatique, de nombreuses régions passent de la disette à la famine. Comme le disait le président Jacques Chirac : « La terre brûle et nous regardons ailleurs », mais, là où elle brûle, les gens meurent de faim.

Les conséquences du réchauffement climatique sont de plus en plus impressionnantes dans les pays tropicaux dont l’agriculture est déjà très fragile. De nombreuses régions passent de la disette à la famine. © Tinnakorn, Adobe Stock
Les conséquences du réchauffement climatique sont de plus en plus impressionnantes dans les pays tropicaux dont l’agriculture est déjà très fragile. De nombreuses régions passent de la disette à la famine. © Tinnakorn, Adobe Stock

Covid
Les conséquences économiques et sociales considérables dues à l’épidémie de Covid-19 ont été largement contrôlées dans les pays riches par un recours massif à l’endettement et la mise en œuvre de très gros programmes de solidarité sociale. Mais, pour un pays riche comme la France qui a pu mener la politique exemplaire du « quoi qu’il en coûte », combien de pays pauvres qui ont purement et simplement sombré dans la très grande pauvreté et précarité qui mène, elle aussi, directement à la faim. Les circuits logistiques nationaux et internationaux d’approvisionnements de nourriture ont été fortement perturbés, ce qui a amené à un fort renchérissement des prix alimentaires, au moment même où des milliards de gens qui vivaient d’une économie plus ou moins informelle ont vu leurs revenus chuter fortement. Les inégalités sociales se sont exacerbées et, en bas de la chaîne, ces travailleurs précaires sont passés de la pauvreté à la pénurie et risquent maintenant de passer de la pénurie à la famine.

C’est parti pour durer, puisque ces mêmes inégalités sociales sont encore plus spectaculaires pour l’accès à la vaccination
C’est parti pour durer, puisque ces mêmes inégalités sociales sont encore plus spectaculaires pour l’accès à la vaccination. Grâce à elle, les pays riches espèrent pouvoir rouvrir plus ou moins rapidement l’ensemble de leur économie, tandis que les pays pauvres, qui n’y ont pas accès pour le moment, vont passer encore des années avec la désorganisation de la pandémie. Sans compter le fait que les mêmes pays riches, qui se sont très fortement endettés et sont très préoccupés par la relance de leur économie, sont devenus beaucoup moins généreux dans les programmes d’assistance internationale.

Or, si un volume adéquat de production agricole est une condition nécessaire pour lutter contre la faim, elle n’est absolument pas suffisante. On ne peut nourrir tout le monde qu’avec une logistique et une solidarité sociale sans faille, qui fait et fera défaut dans de nombreux pays. On peut très bien souffrir de la faim dans un pays qui produit beaucoup de nourriture et qui en exporte au monde entier. À l’inverse, on peut arriver à manger partout, même dans les zones surpeuplées ou semi désertiques.

La majorité des pays du monde a besoin d’importer de la nourriture car elle n’en produit pas assez. Mais, pour que la nourriture arrive au fin fond du dernier village isolé, il ne suffit pas de faire accoster un cargo dans le port, il faut certes de l’argent, mais aussi toute une chaîne logistique extrêmement efficace : des dockers, des douaniers, des routes carrossables, des camions, des silos, une succession d’intermédiaires qui s’abstiennent de spéculer exagérément… sans compter l’absence de pillards, de guérillas, voire de soldats incontrôlés. C’est vraiment beaucoup demander dans un grand nombre de pays. En gros, là où il n’y a pas assez d’État, on peut être assuré que les assiettes seront vides. Or, cette situation a une fâcheuse tendance à s’accélérer dans des zones extrêmement sensibles comme au Sahel, mais aussi par exemple, en Haïti ou à Madagascar.

Prenons conscience que, en définitive, la Covid-19 constitue certes un énorme défi pour l’humanité, mais il n’est rien à côté des deux autres : se nourrir à 10 milliards sur une Planète aux ressources limitées, affronter et réduire le réchauffement climatique.

futura

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