La guerre a des répercussions à des milliers de kilomètres de Kiev. L’Afrique de l’Ouest est menacée par « la pire crise de sécurité alimentaire et de nutrition jamais connue depuis dix ans », alerte le Programme alimentaire mondial (PAM). Dans la région, le nombre de personnes touchées par une crise alimentaire pourrait atteindre 41 millions d’ici septembre, contre 10 millions en 2019, selon les projections du Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire (PDF). Pour une quinzaine de pays d’Afrique, du Sénégal à l’Ouest au Niger à l’Est, la hausse des prix provoquée par l’invasion russe de l’Ukraine vient aggraver une situation de crise installée depuis plusieurs années.
Aux yeux du PAM, la situation sur place « est en train de devenir incontrôlable ». « L’insécurité alimentaire aiguë ne se limite plus au Sahel : elle s’étend désormais aux pays côtiers », avertissait récemment Chris Nikoi, directeur régional. Dans ces Etats, la part d’habitants en insécurité alimentaire a doublé en deux ans, atteignant plus de six millions de personnes. Quant au Sahel, autant d’enfants de moins de cinq ans « risquent de souffrir de malnutrition aiguë » cette année.
Le réchauffement climatique au cœur de la crise
Plusieurs facteurs ont rapproché l’Afrique de l’Ouest de l’insécurité alimentaire, selon la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest* (Cédéao), le PAM et l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). « Cette crise alimentaire (…) a explosé ces dernières années, sous l’effet conjugué de l’insécurité causée par le terrorisme, le banditisme, les conflits intercommunautaires, ainsi que le changement climatique et la pandémie de Covid-19. » Cinq millions d’Ouest-africains ont été déplacés.
Le réchauffement climatique est au cœur de cette crise. « Les pluies sont plus aléatoires et les récoltes dépendent beaucoup de cette instabilité climatique. Des poches de sécheresse, essentiellement dans les pays du Sahel, vont également affecter les productions », souligne Matthieu Le Grix, responsable Agriculture, développement rural et biodiversité à l’Agence française de développement (AFD). Le spécialiste pointe aussi la dégradation des sols dans la région. Des évolutions démographiques ont entraîné, dans certaines zones rurales, l’exploitation « de toutes les surfaces, tout le temps, tous les ans », alors qu' »il y a quelques années, il y avait beaucoup moins de monde, donc les agriculteurs pouvaient laisser des terres en jachère ».
« Cette dégradation des ressources naturelles est un facteur de conflits au Sahel. »
Matthieu Le Grix, responsable Agriculture, développement rural et biodiversité à l’AFD
Une récente étude de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm* (Sipri) a documenté les liens étroits entre changement climatique, dégradation de l’environnement et conflits en Afrique de l’Ouest, trois accélérateurs de la crise alimentaire régionale.
Dans un contexte de ressources naturelles affaiblies, « la concurrence [pour ces ressources] risque de provoquer des conflits entre agriculteurs et éleveurs », prévient le Sipri. Des groupes armés ont en parallèle « tiré profit » des effets du réchauffement climatique, recrutant davantage dans les régions en crise. Ces conflits, quand ils gagnent du terrain, « empêchent le travail des agriculteurs et le pastoralisme », une pratique fondée sur les déplacements de troupeaux, poursuit Matthieu Le Grix.
Une hausse des prix aggravée par le Covid-19
Conséquence d’une baisse des rendements agricoles et d’une offre perturbée par les conflits, « les prix locaux de céréales ont atteint de nouveaux sommets dans plusieurs pays », relève la Cédéao : +43% pour le maïs par rapport à la moyenne des cinq dernières années, +27% pour le sorgho, +20% pour le riz… En mars, les prix des céréales dans la région étaient supérieurs de 33 à 70% aux prix moyens depuis 2017. Le Burkina Faso, le Tchad et le Bénin sont parmi les pays les plus touchés. « Vous avez des prix des céréales de base qui continuent de grimper face à des populations qui dépendent des marchés. Leur pouvoir d’achat ne fait que décroître », illustre Cédric Bernard, conseiller en sécurité alimentaire d’Action contre la Faim en Afrique de l’Ouest.
« Les prix sont même montés au-delà des niveaux observés lors des émeutes de la faim de 2008. »
Cédric Bernard, d’Action contre la Faim
Les restrictions sanitaires pour juguler la propagation du Covid-19 ont à leur tour provoqué, pour la Cédéao, « une augmentation soutenue du prix des aliments » en Afrique de l’Ouest. Matthieu Le Grix précise que la pandémie « a été un facteur venu aggraver tout ça, avec la perturbation des chaînes de production ». Elle a également plongé « dans un autre niveau de pauvreté » des familles des zones urbaines, selon Marie Dasylva, responsable de la communication francophone pour le PAM. « Beaucoup de ménages parmi les plus pauvres ont perdu leurs revenus quotidiens issus de l’économie parallèle, très développée en Afrique de l’Ouest. »
C’est dans ce contexte que l’invasion russe de l’Ukraine a débuté, le 24 février. La Cédéao insiste : « Une prolongation du conflit pourrait encore exacerber les problèmes de la région, avec des conséquences économiques, alimentaires et politiques désastreuses. »
Une pénurie d’engrais liée à la guerre en Ukraine
Le secteur agricole se retrouve frappé de plein fouet par cette guerre, à travers l’augmentation des prix des engrais. L’Afrique de l’Ouest demeure très dépendante des importations russes et ukrainiennes de fertilisants. Résultat : seuls 48% des besoins en engrais étaient couverts dans la région le 30 avril, d’après l’étude de la Cédéao. A titre d’exemple, en Côte d’Ivoire, l’engrais utilisé pour le cacao est passé de 14 000 francs CFA les 50 kg à 25 000 francs CFA depuis le début de l’année, selon la FAO.
« Il faudra compter sur une production agricole moins importante du fait de cette utilisation moindre des engrais », prévient Matthieu Le Grix. Le PAM anticipe un recul d’environ un quart de la production de 2021 dans la région pour l’année prochaine.
Cette flambée des prix a aussi des effets immédiats sur des denrées alimentaires essentielles comme le maïs ou l’huile de tournesol, bloqués dans les ports de la mer Noire. Le blé aussi, pour lequel de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest dépendent des importations russo-ukrainiennes. « C’est le cas de la Mauritanie et du Sénégal qui consomment beaucoup de pain », développe Cédric Bernard. Au Sénégal, 66% du blé provient d’Ukraine ou de Russie (PDF)*. Le Bénin, la Mauritanie ou le Liberia importent plus de 50% de leur blé de Russie et d’Ukraine, selon la FAO (PDF)*.
« L’augmentation des prix sur les céréales importées reporte une partie de la demande sur les céréales locales, dont les prix flambent. »
Cédric Bernard
Cette tension risque d’entraîner « des réactions sociales » similaires aux émeutes de la faim de 2008, prévient Matthieu Le Grix. Celles-ci avaient touché une trentaine de pays, dont le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire. Dans certains pays, la contestation émerge déjà. Début juin, sept minoteries sénégalaises qui produisent des aliments pour le bétail, ont interrompu leurs livraisons, réclamant à l’Etat le versement d’une compensation financière pour pallier les effets de la guerre en Ukraine, relate RFI.
Les effets sont déjà visibles dans la population. Depuis quelques semaines, Samba Ba, éleveur dans la région pastorale de Ferlo (nord-est du pays), observe que « les pâturages sont épuisés ». « Des éleveurs sont en train de perdre des animaux parce qu’ils n’arrivent plus à les nourrir », raconte-t-il à franceinfo. Une situation d’autant plus critique que la « période de soudure » a commencé. Ces quelques mois de battement, entre la fin de l’écoulement des stocks et l’arrivée des prochaines récoltes vers la fin août, pourraient encore voir basculer dans l’insécurité alimentaire de nombreux ménages pauvres.
Francetvinfo