Pierre Ricau, Senior Market Research Analyst chez Nitidae et spécialiste de la noix de cajou, revient dans une interview exclusive à CommodAfrica sur la campagne de commercialisation de la noix de cajou en Afrique de l’Ouest qui s’achève. Retour sur une année plutôt favorable avec une montée en puissance de la transformation en Afrique tirée par la Côte d’Ivoire et le Nigéria. En revanche, la prochaine campagne s’annonce difficile et catastrophique pour l’Afrique de l’Est dont les récoltes arrivent sur le marché.
La campagne de cajou en Afrique de l’Ouest s’achève. Elle semble avoir été positive tant en terme de volume de production, de prix au producteur mais aussi de transformation en amande. Quels sont les enseignements tirés ?
Oui. Pour les producteurs, elle a été bénéfique car les prix moyens ont été plutôt corrects par rapport aux autres campagnes. Pour le Bénin, Burkina Faso et Bénin, les prix sont montés jusqu’à FCFA 600 voir FCFA 700 le kilo. En Côte d’Ivoire, on est monté plutôt jusqu’à FCFA 500. Les prix de vente moyens se situent entre FCFA 350 et FCFA 400 dans la sous-région. Des prix donc légèrement supérieur au prix fixé au producteur mais pas sur toute la durée de la campagne.
Ce qui a sauvé la campagne, c’est la forte demande des Indiens.
Une évolution plutôt positive car ce n’était pas gagné au départ. En effet, on a démarré la campagne avec d’énormes stocks résiduels de la campagne précédente, estimés à au moins 500 000 tonnes au Vietnam. Des stocks composés de noix brutes mais aussi d’amandes. En face, un marché en terme de consommation en croissance mais faible. En outre, les perspectives de récolte étaient bonnes. Ce qui a sauvé la campagne, c’est la forte demande des Indiens. Elle a permis que les prix aux producteurs ne s’écroulent pas.
Avec la Covid-19, l’Inde avait fortement réduit sa consommation d’amande et la transformation l’année dernière ?
Oui, il y avait eu un ralentissement de la consommation et de la transformation. L’Inde avait donc peu acheté de noix brutes en 2021 mais en revanche leur consommation avait commencé à repartir. Contrairement aux Vietnamiens qui ont démarré l’année 2022 avec des stocks importants, les Indiens en avaient peu. Ils ont vu très rapidement qu’ils n’allaient pas avoir une bonne récolte alors que leur consommation locale était soutenue, ils se sont donc rapidement positionnés sur le marché pour acheter les noix très tôt et ont récupéré la meilleure qualité.
La part des achats de l’Inde des noix de cajou brutes d’Afrique de l’Ouest a ainsi augmenté lors de cette campagne ?
Les importations du Vietnam, qui demeure toutefois le premier acheteur des noix de cajou brutes d’Afrique de l’Ouest, ont chuté de 40% par rapport à 2021 et les importations indiennes ont grimpé de 30%. On était sur un ratio de ¾ pour le Vietnam et ¼ pour l’Inde et on passe sur un ratio de 2/3 pour le Vietnam, 1/3 pour l’Inde.
La chance aussi pour la campagne d’Afrique de l’Ouest est que la récolte au Vietnam n’a pas été bonne.
La chance aussi pour la campagne d’Afrique de l’Ouest est que la récolte au Vietnam n’a pas été bonne. Même s’ils avaient des stocks, ils ont vu arrivé les Indiens et au fur et à mesure que la mauvaise récolte se confirmait ils sont entrés sur le marché et ont passé commande. Ce qui a entraîné une forte demande sur mars-avril et jusqu’à mi-mai.
En terme de production, c’était aussi une bonne campagne ?
C’était une récolte normale. Une légère croissance par rapport à 2021. La production a baissé au Bénin à priori. Une baisse liée à au climat mais aussi la mise en œuvre d’un important programme de l’Etat pour faire l’entretien des plantations d’anacarde (éclaircissage, élagage, abatage des arbres sur des milliers d’hectares), ce qui est positif sur le long terme sur les rendements , mais les fait baisser à court terme.
Quant à la transformation, comment estimez-vous cette campagne en Afrique de l’Ouest ?
Il y a deux pays qui tirent leur épingle du jeu : la Côte d’Ivoire et le Nigeria. Une tendance observable depuis 3 ans et qui se renforce, ces deux pays ayant une politique pro-industrialisation. Le Nigéria est aussi avantagé par la dépréciation du naira qui le rend compétitif. Pour la Côte d’Ivoire, c’est de la politique de soutien à la transformation. Les autres pays de la sous-région stagnent plutôt au niveau de la transformation.
Ce qui veut dire que la politique de soutien à la transformation est efficace ?
Oui. Mais au sein de la Côte d’Ivoire, il y a de gros écarts entre certaines industries à capitaux nationaux, créées par opportunité sans expérience dans l’industrie agro-alimentaire ou dans le cajou et sans fonds de roulement, et les industries ivoiriennes à capitaux étrangers. Les entreprises nationales tirent régulièrement la sonnette d’alarme sur leur situation (Lire : Les transformateurs de noix de cajou en Côte d’Ivoire au bord du gouffre ?). Dorado Ivoiry du singapourien Royal Nuts qui a mis en fonctionnement son usine en juillet a déjà atteint la capacité de transformation d’Olam (Lire : Avec l’usine de Royal Nuts, la Côte d’Ivoire peut transformer près de 400 000 tonnes de noix de cajou).
Pour transformer la moitié de la production ivoirienne, il faudra 50 ou 60 usines supplémentaires donc continuer d’attirer les capitaux étrangers.
Au niveau du gouvernement, un important lobby est réalisé pour soutenir les entreprises nationales alors qu’il y a deux à trois entreprises nationales qui s’en sortent bien. Actuellement 18 usines tournent en Côte d’Ivoire. Pour transformer la moitié de la production ivoirienne, il faudra 50 ou 60 usines supplémentaires donc continuer d’attirer les capitaux étrangers.
Cette année, on a vu que la Côte d’Ivoire avait développé ses exportations d’amandes vers les Etats-Unis, pensez-vous que cette situation peut perdurer ?
Oui. Même au delà de l’Europe ou des Etats-Unis, la Côte d’Ivoire a développé ses exportations d’amande en Chine, au Liban, en Turquie. La Côte d’Ivoire est déjà positionnée comme un vrai pays transformateur qui a des marchés diversifiés.
La Côte d’Ivoire est déjà positionnée comme un vrai pays transformateur qui a des marchés diversifiés.
Les traders et importateurs de cajou ont compris que la Côte d’Ivoire était intéressante. Un élément qui a favorisé cette perception est le coût du fret, qui était plus onéreux pour le Vietnam, ce qui a incité les traders à chercher des fournisseurs en Côte d’Ivoire alors qu’avant ils considéraient le pays comme risqué.
Quid de la demande ? Jusqu’à récemment, elle s’est plutôt maintenue à un bon niveau mais avec la crise économique actuelle, l’inflation et la baisse du pouvoir d’achat des consommateurs, elle pourrait fléchir ?
On observe déjà un ralentissement. Il y a plusieurs explications. Il y a premièrement un déstockage des importateurs occidentaux. Deuxième élément, il semblerait qu’il y est une légère baisse de la consommation, le pouvoir d’achat se réduisant, les gens vont consommer plus d’arachides et moins d’amande de cajou.
Cette tendance à la baisse de la consommation est observable sur tous les marchés, Etats-Unis, Europe, Inde, etc. ?
En Inde, pour l’instant non. En revanche, pour l’Europe et les Etats-Unis c’est bien visible avec un énorme ralentissement des commandes depuis 3 à 4 mois.
De nombreuses usines au Vietnam sont actuellement fermées -environ 30% de la capacité installée- car elles ne sont pas rentables. Elles ont acheté la matière première trop chère avec des prix de l’amande bas, elles ne s’en sortent pas. Il y a aussi des traders qui ont fait des stocks de noix brutes au Vietnam et qui n’arrivent pas à vendre aux usines.
Pour les usines africaines de transformation, ce n’est pas facile non plus car finalement ils ont payé leur matière première relativement chère alors que le prix de l’amande n’a pas suivi.
Résultat depuis 2018, il y a une surcapacité de transformation.
Depuis deux années, les prix de l’amande baisse. Le Vietnam est depuis plusieurs années en surcapacité, capable de transformer quasiment toute la production mondiale, les Indiens ont des usines et les modernisent petit à petit en augmentant la capacité et de nouvelles usines ouvrent en Afrique. Résultat depuis 2018, il y a une surcapacité de transformation.
La Côte d’Ivoire en particulier, mais aussi l’Afrique de l’Ouest, a donc tiré son épingle du jeu dans cette concurrence croissante sur le marché de l’amande ?
La Côte d’Ivoire a tiré son épingle du jeu car elle a mis les moyens. Ce qui fait qu’aujourd’hui il y a des groupes indiens et vietnamiens qui choisiront d’investir en Côte d’Ivoire plutôt qu’en Asie. Disponibilité de la matière première, demande des clients pour des circuits plus courts, crise du fret qui a montré qu’on avait besoin de raccourcir les chaines logistiques et parce que c’est le pays où la transformation peut être la plus rentable.
Comment se présente la prochaine campagne ? Elle semble difficile ?
Pour les pays d’Afrique de l’Est – Madagascar, Mozambique et Tanzanie – qui démarrent leur récolte ca va être une catastrophe. Pourquoi ? L’Afrique de l’Ouest dispose encore de stocks de noix brutes et plus personne ne les achète. C’est pareil aussi en Inde et au Vietnam où les traders disposent de stocks non vendus. Donc, les importateurs d’Asie ne vont pas s’intéresser à la noix brute d’Afrique de l’Est. Et s’il existe un intérêt cela sera à un prix inférieur alors que depuis le mois de mai les prix ont chuté. On est passé sur la noix brute de qualité moyenne de $ 1 300 à $ 1 100 la tonne.
L’Afrique de l’Est démarre sa campagne avec une abondance de matières premières, des usines à l’arrêt et une consommation qui semble incertaine.
Ainsi, pour la prochaine campagne d’Afrique de l’Ouest c’est très inquiétant.
Ainsi, pour la prochaine campagne d’Afrique de l’Ouest c’est très inquiétant. Si nous n’avons pas de remontée du prix de l’amande, la prochaine campagne risque de se dérouler avec un prix de la noix brute de $1 000 la tonne, ce qui est 30% de moins que ces dernières années.
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