L’affaire Padilla, au printemps 1971, a secoué le monde intellectuel provoquant une tension, voire une rupture, entre l’île communiste, érigée en modèle et de nombreux artistes et écrivains. L’arrestation du poète Heberto Padilla puis son autocritique devant ses pairs ont provoqué pétitions et indignation. Le cinéaste cubain Pavel Giroud revient sur cette histoire, avec les images d’archives inédites de la « confession » d’Heberto Padilla, dans un documentaire présenté dans la section Horizontes latinos du festival de San Sebastian.
Dans les années 1960, les premières années de la révolution cubaine, tout le monde artistique ou intellectuel de gauche se pressait à La Havane. En 1961, en s’adressant aux intellectuels, Fidel Castro avait déclaré en substance : « dans la Révolution, tout ; contre la Révolution, rien ». Heberto Padilla expia en 1971 pour tous ceux qui avaient pris quelques libertés avec la doxa. Arrêté le 30 mars 1971 et détenu trente-huit jours par la sécurité d’État, il comparaît le 27 avril devant les écrivains réunis dans la maison de l’Union nationale des écrivains à La Havane, l’Uneac. Tous ses pairs ou presque sont là et écoutent attentivement, sans qu’aucune émotion se lise sur leurs visages, « l’autocritique » de leur collègue, transpirant et gesticulant, martelant ses mots, « confessant » ses déviances. Le poète interpelle dans la salle un certain nombre de ses camarades, l’un d’entre eux, Norberto Fuentes, vient lui répondre. L’épouse de Padilla prend aussi la parole.
Le spectateur, même sans être un parfait connaisseur de la vie politique ou intellectuelle cubaine, ne peut qu’être saisi de malaise à cette séquence. On a vu d’autres images d’archives de ces confessions forcées, dans la Chine maoïste ou en URSS. Heberto Padilla, décédé aux États-Unis en septembre 2000 après y avoir été exilé vingt ans, était un poète reconnu et couronné de prix à Cuba. L’oeuvre qui lui avait valu cette mise à l’index, Fuera de juego, avait été écrite à son retour d’un séjour en Union soviétique. Il y était le correspondant de Prensa latina, agence de presse dirigée alors par Gabriel Garcia Marquez et Rodolfo Walsh. Ce recueil Fuera de juego fut pourtant primé par l’Uneac qui comptait alors dans ses rangs José Lezama Lima, un des plus grands romanciers de la littérature cubaine.
Au fil de la « confession », les images de Padilla sont mises en perspective par d’autres archives du monde entier, des coupures de journaux et des voix off comme celle de Mario Vargas Llosa. Le prix Nobel de littérature raconte comment fut montée la pétition signée par des intellectuels de tous pays lors de l’arrestation d’Heberto Padilla. Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir bien sûr, mais aussi Italo Calvino, Marguerite Duras, Susan Conrad, l’Argentin Julio Cortazar, le Chilien Jorge Edwards, le Mexicain Carlos Fuentes, le Colombien Gabriel Garcia Marquez. Ce dernier ne signa pas directement la lettre ouverte mais ses proches, qui n’avaient pas pu le joindre, considérèrent qu’elle était conforme à ses engagements. En revanche, après l’autocritique de Padilla, une seconde lettre ouverte de protestation fut lancée et celle-là le Colombien ne la signa pas. Pour Mario Vargas Llosa, cette affaire Padilla marqua la rupture avec le régime castriste, qu’il soutenait jusqu’alors, et avec Gabriel Garcia Marquez. Quand on lui demande pourquoi il n’a pas interrogé de témoins de l’époque, encore vivants, Pavel Giroud est très clair : je ne voulais pas du filtre de la mémoire ou de la subjectivité.
👓 Gran recepción por parte del público, la prensa, los medios y la crítica al primer pase de #ElCasoPadilla en el @sansebastianfes.
👓 Esta tarde, a las 20:00 (Cinema Trueba 1) y a las 21:15 (Cinema Antiguo Berri 8), nuevas proyecciones. pic.twitter.com/In61wadSRb
— El caso Padilla | The Padilla Affair (@ElCasoPadilla) September 19, 2022
Quatre heures de « confession »
Le réalisateur, déjà auteur d’une filmographie conséquente tant en fiction qu’en documentaire, ne veut pas nous dire comment il a réussi à se procurer le film de la confession de Padilla. « Le bruit avait couru à Cuba que ces archives avaient été déclassifiées », nous raconte Pavel Giroud, mais c’était faux. Il s’est procuré une cassette bande Betamax de cet enregistrement, qu’il a fallu restaurer dans un premier temps pour avoir une qualité d’image et de son suffisantes pour une diffusion sur grand écran, nous confie-t-il. Au total, sur les plus de quatre heures du plaidoyer de Padilla (filmées avec deux caméras de 16mm), il en a récupéré un peu plus de trois. C’est un dossier auquel il s’intéressait depuis longtemps et sur lequel il avait déjà travaillé. Il avait lu son autobiographie, La mala memoria (1989), à l’université. Avec un collectif de plasticiens, Los carpinteros (les charpentiers), on avait attribué la confession de Padilla – dont le texte était connu et circulait – à un tueur de moutons dans un abattoir, raconte Pavel Giroud.
« J’ai même pensé un temps en faire un film de fiction, avec un acteur pour interpréter Padilla et la même construction que celle que j’ai finalement utilisée pour le documentaire : la confession de Padilla, mise en perspective avec d’autres archives ». Le problème des archives à Cuba, c’est qu’elles sont difficilement accessibles, surtout sur des affaires sensibles. « Alors j’ai eu recours aux archives de l’INA, de l’ex-URSS, des États-Unis… mais il est arrivé qu’on compte sur des archives, mais qu’elles soient inabordables et alors il fallait trouver d’autres biais, d’autres sources pour raconter l’histoire… Ce film a été une réinvention permanente ». Il lui a fallu deux ans, le temps de la pandémie pour sélectionner les extraits, chercher les archives, écrire, monter et produire le film. Un travail de construction et reconstruction laborieux.
Une confession jouée ?
PaveI Giroud a montré son travail, pas encore complètement finalisé, à Mario Vargas Llosa, qui vit également en Espagne. Il était abasourdi, nous dit Pavel Giroud : « Une chose est de le lire le texte [de la confession], nous a dit Mario Vargas Llosa, et une chose est de voir la confession enregistrée. Quand tu lis le texte, tu vois un homme qui se trahit lui-même, et qui trahit ses amis. Mais quand tu vois les images, il y a des détails qui peuvent te faire douter et il a alors compris ce que lui avait dit autrefois Padilla, qu’il avait voulu faire passer un message, qu’il était ironique. J’ai aussi ces mêmes doutes parfois, poursuit Pavel Giroud, quand Padilla dit par exemple en se référant à ses gardes [de la sécurité nationale] qu’ils sont très intelligents et qu’ils ont eu la gentillesse de lui faire profiter du soleil »… Heberto Padilla dira par la suite que sa « confession » était jouée, destinée à alerter ses proches, eux-mêmes critiques du régime, des dangers qu’ils encourraient. Certains observateurs ont remarqué que sa gestuelle, très appuyée, était copiée sur celle de Fidel Castro lui-même.
Un documentaire qui fait écho au présent
L’actualité a rattrapé le passé. On voit sur les images les récentes manifestations d’écrivains et d’artistes en faveur de la liberté d’expression. À l’image, la poétesse Katherine Bisquet (qui a dû quitter Cuba en septembre 2021), et d’autres sont en détention comme le plasticien Luis Manuel Otero Alcantara, un des leaders du mouvement de San Isidro, condamné à cinq ans de prison. Pavel Giroud, qui était en Espagne au plus fort de ces manifestations, s’est déclaré solidaire de ce mouvement. Les méthodes du pouvoir n’ont pas changé au fil des années, souligne encore le réalisateur : la semaine passée, des journalistes qui travaillent pour des médias indépendants ont été sommés de faire amende honorable sous peine de prison. El caso Padilla, un film pour faire mémoire et histoire donc, un contrepoint nécessaire à « l’histoire officielle ».
Régimen de #Cuba destierra al artista Hamlet Lavastida
Fue conducido al aeropuerto internacional José Martí junto a la poetisa Katherine Bisquet para que abandonaran el país
El régimen roba la patria y seres queridos a los humanos más destacables#SOSCubahttps://t.co/giKfZWZoha— Prisoners Defenders (@PrisonersDFNdrs) September 26, 2021
Douze films sont en lice dans la sélection Horizontes Latinos et plusieurs cinéastes ont fait le voyage pour présenter leurs œuvres. Outre Pavel Giroud et ses deux producteurs cubains, c’est le cas des Cubains Carlos Lechuga et Claudia Calviño avec Vicenta B, des Mexicains Teresa Sanchez et Juan Pablo González pour Dos estaciones, de Natalia Beristain (Ciudad de México, 1981) avec Ruido, de l’Équatorienne Ana Cristina Barragán pour La piel pulpo, des Colombiens Fabián Hernández, qui présente Un varón, son premier long métrage, et Andrès Ramirez Pulido pour La Jauria ; la Costaricienne Valentina Maurel présente Tengo sueños electricos, l’Argentin Mariano Biasin (1980), Sublime, et de la Brésilienne Carolina Markowicz, Carvão, issue de Ciné en Construction de Toulouse. Et enfin deux Chiliens, 1976 de Manuela Martelli, également présenté à la Quinzaine de Cannes et Mi pais imaginario, dernier documentaire de Patricio Guzman, qui a fait l’ouverture de la sélection vendredi.
rfi