Chaque année, des dizaines de milliards de dollars sont détournés en Afrique, estiment les spécialistes. Selon eux, fraudes, détournements de fonds et autres formes de corruption privent le continent de financements indispensables à la santé, à l’agriculture, à l’éducation et aux infrastructures.
Au Kenya, la Commission chargée de l’éthique et de la lutte contre la corruption a déclaré le 20 juillet sur Twitter qu’elle enquêtait sur quatre employés du Trésor soupçonnés d’avoir détourné des fonds publics. Selon la presse locale, ces employés étaient accusés d’avoir détourné quelque 37 millions de shillings kenyans, soit près de 307 700 dollars.
Ailleurs, Glencore, une multinationale d’exploitation minière et de négoce de matières premières, a plaidé coupable au début de l’année – devant des tribunaux britanniques, américains et brésiliens – de corruption et de manipulation de marchés, dont certains cas concernaient l’Afrique. Le bureau des fraudes britannique, dans une déclaration datant du 21 juin, a estimé que le personnel de Glencore avait « versé des pots-de-vin d’un montant supérieur à 28 millions de dollars » dans le cadre d’opérations pétrolières au Nigeria, au Cameroun, en Côte d’Ivoire, en Guinée équatoriale et au Soudan du Sud. Un mois plus tôt, le ministère américain de la Justice annonçait que Glencore avait plaidé coupable dans deux affaires pénales connexes et que la multinationale paierait environ 700 millions de dollars de pénalités pour corruption et 485 millions de dollars pour manipulation des prix du pétrole.
Environ 88,6 milliards de dollars sortent illégalement des pays africains chaque année, estime la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) dans un rapport de 2020 qui pointe spécifiquement du doigt l’évasion fiscale, la mauvaise facturation et d’autres activités criminelles.
L’estimation des pertes faite par le rapport de l’ONU correspond à une conclusion de On the Trail of Capital Flight From Africa, un livre publié au début de l’année qui se penche sur les fuites illégales de capitaux de l’Angola, de la Côte d’Ivoire et de l’Afrique du Sud. L’équipe de recherche de l’ouvrage a calculé que ces trois pays réunis ont perdu en moyenne 60 milliards de dollars par an pendant cinq décennies.
« C’est beaucoup plus que ce qu’ils reçoivent en termes d’aide étrangère, que ce qu’ils reçoivent en termes d’investissements étrangers directs, de transferts de fonds et de tout autre flux », affirme Léonce Ndikumana, co-éditeur du livre, professeur d’économie et directeur du programme de politique de développement africain à l’Université du Massachusetts.
Passé par la Banque africaine de développement, Léonce Ndikumana étudie depuis des années les flux illégaux de capitaux. « La fuite des capitaux affaiblit la capacité d’un pays à financer des projets de développement qui créeraient des emplois, qui réduiraient la pauvreté, qui généreraient davantage d’opportunités en termes d’éducation et de santé », déclarait-il récemment à la VOA lors d’une interview.
Effet destabilisateur
Le professeur estime que l’équipe du livre a réussi à « identifier une relation très forte et systématique » entre « la fuite des capitaux des pays africains et le phénomène des emprunts extérieurs. »
De nombreux gouvernements empruntent de l’argent à l’étranger pour financer des projets de développement. Mais, selon Léonce Ndikumana, « une grande partie de cet argent finit par être détournée par les mêmes personnes qui sont censées le gérer… puis est siphonnée hors du pays. »
Léonce Ndikumana explique que, selon l’analyse de l’équipe, sur chaque dollar emprunté par les pays africains, 40 à 60 centimes sont perdus à cause de pots-de-vin, de la surfacturation, de détournements de fonds et autres. La baisse des fonds disponibles peut se traduire par des routes, des lignes de chemin de fer ou des bâtiments de qualité inférieure, moins de services de santé, d’écoles et d’installations sanitaires, ainsi que moins de policiers, de pompiers et de travailleurs sociaux.
Sans compter, ajoute-t-il, que les prêts doivent toujours être remboursés dans leur intégralité.
La fuite des capitaux est également liée au déclin des institutions d’un pays, note Léonce Ndikumana, « car les mêmes personnes qui profitent de la fuite des capitaux sapent activement la capacité du gouvernement à contrôler les transactions » relatives au commerce et à la fiscalité.
« Les ressources africaines sont pillées par des actes de collusion entre des acteurs internationaux, un réseau de facilitateurs et des profiteurs, comprenant notamment des multinationales et des cabinets juridiques et comptables qui conseillent ces individus qui saignent le continent », dénonce-t-il.
Solutions proposées
Face à ces flux financiers illicites, « il faut s’attaquer à toutes les sources du problème », affirme Léonce Ndikumana. Par exemple, « il faut s’assurer qu’au niveau mondial, des efforts soient déployés pour améliorer la transparence des systèmes bancaires », précise-t-il, appelant à renforcer « le contrôle et la notification des transactions suspectes ».
La CNUCED a également appelé à une « coopération fiscale internationale et à des mesures de lutte contre la corruption. »
Les inquiétudes face aux flux financiers illicites et les solutions proposées ne sont pas nouvelles, elles remontent à des années. Un rapport de l’ONU et de l’Union africaine expliquait en 2015 que « les pays qui sont les destinations de ces flux ont également un rôle à jouer pour les prévenir et aider l’Afrique à rapatrier les capitaux illicites et à poursuivre les auteurs ».
Le Conseil consultatif de l’Union africaine contre la corruption a appelé à un renforcement des « systèmes de responsabilité » parmi les États-membres, notamment en ce qui concerne les fonds d’urgence destinés à lutter contre la pandémie de Covid-19.
Transparency International, une organisation à but non lucratif luttant contre la corruption, exhorte les gouvernements et les autres acteurs à faire davantage pour contrer la fuite des capitaux. Dans une lettre ouverte adressée aux dirigeants de l’UA à l’occasion de la journée annuelle de lutte contre la corruption en Afrique, l’ONG a appelé les États-membres à partager « les informations relatives aux marchés publics et à sanctionner et poursuivre tout abus relatif aux fonds de recouvrement Covid-19 ». L’organisation a également encouragé l’accélération des efforts pour lutter contre les flux financiers illicites et mettre fin aux « structures d’entreprise secrètes ».
« Il y a des lacunes évidentes dans le suivi des données », constate Robert Mwanyumba, coordinateur régional et conseiller à Transparency International pour l’Afrique australe.
Le groupe a mis en place des programmes de recherche dans neuf pays africains afin de suivre les flux financiers illicites transfrontaliers « en tant que point de référence et que ressource » pour leurs gouvernements et leur fonction publique respectifs, a déclaré Robert Mwanyumba à la VOA lors d’une récente interview vidéo depuis son bureau de Berlin.
Les pays concernés sont le Nigeria et l’Éthiopie – les nations les plus peuplées du continent et deux de ses plus grandes économies – ainsi que la Côte d’Ivoire, le Kenya, Maurice, le Maroc, la République du Congo, l’Afrique du Sud et la Zambie.
L’objectif, a ensuite expliqué Robert Mwanyumba dans un courriel, est de mieux comprendre « l’ampleur et les mécanismes qui permettent les flux financiers illicites dans la région », où ils vont, comment les autorités réagissent, et « les risques pour ces pays africains et leurs capacités à détecter et à empêcher que ces fonds soient siphonnés au lieu d’être utilisés pour réduire les inégalités criantes de la région ».
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