La généralisation de la protection sociale, et celle de l’assurance maladie, sont deux concepts assez mal compris, et souvent confondus. Si la première se doit de couvrir l’ensemble de la population et l’ensemble des risques, la seconde englobe l’ensemble des dispositifs et programmes destinés à protéger les populations bénéficiaires.
Dans le cadre de la rubrique « Question à un expert » du Policy Center for the New South (PCNS), Hamza Saoudi, économiste, explique les différentes nuances et jette la lumière sur les défis à relever dans la mise en oeuvre de ces chantiers, et en assurer la durabilité et la soutenabilité.
On a souvent tendance à confondre la généralisation de la protection sociale avec la généralisation de l’assurance maladie. Selon vous, qu’est-ce qu’on entend aujourd’hui par la généralisation de la protection sociale ?
Tout à fait, dans de nombreux cas, on a tendance à confondre la généralisation de la protection sociale avec la généralisation de l’assurance maladie. On a même parfois tendance à la limiter à une catégorie de population bien spécifique, tantôt à la catégorie des travailleurs tantôt aux personnes pauvres et vulnérables. En réalité, la protection sociale est beaucoup plus large que cela et doit couvrir, d’une part, l’ensemble de la population et, d’autre part, l’ensemble des risques et des aléas auxquels les individus d’une société peuvent être exposés lors des différentes phases de leur cycle de vie, de la naissance à la mort.
Si l’on veut maintenant définir la protection sociale, on peut dire qu’il s’agit d’un ensemble de dispositifs et de programmes destinés à protéger les populations bénéficiaires contre les risques auxquels elles peuvent être exposées au cours des différentes phases de leur cycle de vie. Ces risques peuvent être :
– maladie ou invalidité ;
– liés à la famille, couvrant par exemple la maternité, l’enfance et l’adolescence ;
– liés au marché du travail, à savoir celui du chômage ou de perte d’emploi;
– liés aux maladies professionnelles et qui couvrent les accidents de travail,
– liés à la vieillesse ou perte d’autonomie ;
– handicap, pauvreté, vulnérabilité et exclusion sociale…
Et du coup, lorsqu’on dit généraliser la protection sociale, cela signifie l’étendre pour l’ensemble de la population et aux risques mentionnés ci-dessus.
Quels sont les défis de la généralisation de la protection sociale au Maroc ?
Il importe, tout d’abord, de souligner que le défi de généralisation de la protection sociale est global et n’est pas spécifique à l’économie nationale. Aujourd’hui, malgré les efforts affichés en matière d’extension de la protection sociale, près de 4 milliards d’individus au niveau mondial ne sont couverts par aucun des systèmes de protection sociale. Pour revenir à votre question, pour le cas du Maroc je pense que le gouvernement doit faire face à au moins trois principaux défis majeurs s’il veut bien réussir ce chantier royal extrêmement important pour le développement économique et social de notre pays :
1- le premier défi est celui de la couverture. Rappelons que la généralisation de la protection sociale pour le Maroc implique la généralisation de l’assurance maladie obligatoire pour 22 millions de bénéficiaires supplémentaires, la généralisation des allocations familiales pour 7 millions d’enfants en âge de scolarité et l’extension du nombre de bénéficiaires d’une pension de retraite à 5 millions de bénéficiaires supplémentaires. L’extension de la protection sociale à l’ensemble de ces nouveaux bénéficiaires et leur inclusion dans le nouveau système de protection sociale constituent un défi majeur. La mise en place du registre social unifié, qui sera l’outil statistique permettant de bien identifier de manière dynamique dans le temps les personnes pauvres et vulnérables qui bénéficieront des programmes d’assistance sociale, est cruciale pour la réussite de ce chantier. De plus, au-delà de la généralisation du droit d’accès, il faudra notamment inciter les travailleurs du secteur informel et les indépendants à rejoindre le système et à adhérer à la réussite de ce chantier de grande envergure,
2- le deuxième défi est de pouvoir, offrir des prestations de qualité et de palier les lacunes déjà existantes dont souffre le système national de protection sociale à la fois en termes de qualité, d’équité et d’égalité de couverture contre les risques parmi les populations bénéficiaires du secteur formel, en termes de répartition régionale de ressources humaines et en infrastructure pour le cas des services de santé, d’adéquation des systèmes de protection sociale, d’exhaustivité, de ciblage et de coordination entre les différents programmes. Il convient de souligner à titre d’exemple que nous disposons aujourd’hui d’une centaine de programmes d’assistance sociale et que chaque programme utilise son propre moyen de ciblage, ce qui limite l’efficacité du ciblage et conduit parfois à l’exclusion de personnes supposées en bénéficier et dans certains cas à l’inclusion de personnes qui ne sont pas censées en bénéficier. La mise en place du RSU va permettre de pallier ce problème,
3- le troisième défi c’est de pouvoir assurer la durabilité et la soutenabilité du financement de ces systèmes de protection sociale.
Comment faire de cette généralisation de la protection sociale un succès ?
Tout d’abord, il est à noter que la réussite de la généralisation de la protection sociale est un chantier très complexe et vaste, qui doit s’accompagner d’un ensemble de réformes structurelles importantes sur les plans fiscal, social et productif. Cette généralisation de la protection sociale peut se faire par le biais de deux principaux mécanismes : la partie de la sécurité sociale, financée par les cotisations et la partie non contributive du système, à savoir l’assistance sociale.
Concernant la partie du système financée par les cotisations, ceci peut passer, d’une part, par la dynamisation de la création d’emplois de qualité et aussi par la formalisation de l’économie informelle, qui restent deux défis majeurs pour l’économie nationale. Des politiques visant à rendre le secteur formel plus attractif, notamment à travers une meilleure protection sociale, peuvent favoriser cette formalisation de l’économie informelle et à faire adhérer une grande partie des travailleurs indépendants qui représentent aujourd’hui au Maroc près de 3.5 millions de travailleurs à rejoindre le système contributif de protection sociale.
Prenons comme exemple l’assurance maladie obligatoire : si demain je tombe malade et que je n’ai pas assez d’argent, je dois pouvoir être sûr que je serai aussi bien soigné dans un hôpital public que dans le secteur privé. Pour cela, il faut réhabiliter l’hôpital public dans sa dimension humaine et infrastructurelle afin d’aider à améliorer la confiance des citoyens dans les systèmes et les institutions en charge de la protection sociale. Cette confiance est essentielle pour inciter de nouveaux acteurs, travailleurs informels ou indépendants, à rejoindre le système.
En ce qui concerne l’extension de la protection sociale via sa dimension non contributive, la solidarité joue un rôle fondamental pour pouvoir l’étendre à l’ensemble des populations pauvres et vulnérables. Cela suppose bien sûr la capacité technique de les identifier, ce qui passe là encore par la mise en place du RSU, très attendue au Maroc. Cette aide sociale sera financée par le budget de l’État. Dans ce contexte, toute réflexion sur l’élargissement de l’assiette fiscale est si importante pour assurer l’extension équitable de la protection sociale à tous, mais aussi pour pouvoir améliorer les services qui seront procurés à la population.
Il convient de souligner que la réussite de cette réforme fiscale passe par un véritable contrat social et par le rétablissement de la confiance entre les citoyens et le gouvernement, car si nous voulons encourager la contribution de tous au système, les citoyens doivent être confiants que l’argent sera utilisé à bon escient et de manière efficace. Sans cette confiance et sans la bonne communication et la transparence sur les programmes, il sera difficile de faire adhérer une grande partie de nouveaux bénéficiaires, notamment ceux du secteur informel au système.
Par ailleurs, la rationalisation, la coordination et la bonne gouvernance des dépenses de l’État, notamment celles sociales sont cruciales pour assurer une durabilité et une pérennité du système de protection sociale. Toujours dans un souci de rationalisation des dépenses, il y a la nécessité de gestion prudente des subventions pour dégager des marges de financement de la protection sociale.
Nous devons trouver le juste équilibre entre trois objectifs : la couverture, la qualité adéquate des services et les ressources financières appropriées pour financer ce chantier royal extrêmement important pour le développement socio-économique. Ce n’est pas une mince tâche à accomplir, mais ce n’est pas non plus impossible et ça nécessite la mobilisation de toutes les forces vives de notre pays !
Quelle est la situation dans les autres pays africains en termes de protection sociale?
La généralisation de la protection sociale est aujourd’hui un enjeu majeur et un défi de taille pour l’ensemble des pays du continent. Les dernières estimations du Organisation Internationale du Travail (OIT) montrent qu’en Afrique, seulement 17% de la population est couverte par des systèmes de protection sociale en 2020, contre une moyenne mondiale de 47% et de plus de 85% en moyenne pour les pays européens. Il faut cependant noter que la réalité de la protection sociale en Afrique est à géométrie variable et diffère d’un pays à l’autre et d’une région à l’autre. L’Afrique australe est la région où le niveau de protection sociale est le plus élevé, approchant la moyenne mondiale de 46%, contre 34% en Afrique du Nord, 13% en Afrique de l’Ouest, 11% en Afrique centrale et de l’Est.
Cette faible couverture empêche le continent de tirer profit des avantages de la protection sociale, en termes de réduction de la pauvreté et de la vulnérabilité, des inégalités, de formalisation de l’économie informelle et également en termes de croissance inclusive. Les pays africains devraient en tirer des leçons de ces crises successives afin de mettre en place des filets de sécurité sociale pour aider les populations à faire face aux différentes crises et chocs à venir et aussi pour aider certaines populations à faire face aux répercussions négatives que le changement climatique aura sur leurs conditions de vie et aussi pour amortir le choc que cette révolution technologique aura sur certains emplois et, en définitive, favoriser cette future transition sur le marché du travail.
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