20 ans après, on en sait un peu plus sur les dédales de l’offensive des FDS contre les rebelles du MPCI retranchés à Bouaké. Dans son livre sur la crise ivoirienne, l’ex-ministre de la Défense de Laurent Gbagbo, Lida Kouassi retrace les moments qui ont précédé l’offensive des FDS, le moment de l’attaque et le retrait des soldats loyalistes de Bouaké. Des révélations pour l’histoire…
« Le Président de la République, qui est rentré d’Italie le vendredi 20 septembre, a donc repris en main la destinée du pays. Si la situation semble à nouveau sous contrôle à Abidjan, elle n’en est pas moins préoccupante sur le reste du territoire et, notamment, dans le centre à Bouaké. Les assaillants, après avoir perdu la bataille d’Abidjan se replient par vagues successives à Bouaké. Du coup, cette grande ville du Centre du pays devient un point de ralliement des forces rebelles, d’où pourraient partir de nouvelles attaques. Je réalise qu’il faut absolument agir pour empêcher les assaillants de s’incruster au cœur du pays. J’envisage donc, dès le dimanche 23 septembre, de lancer les forces loyalistes à l’assaut de cette ville, pour les en déloger le plus vite possible. Le Président de la République qui considère qu’une telle offensive sur Bouaké serait prématurée, hésite à me donner son accord.
Curieusement, l’ambassadeur Renaud Vignal vient conforter le Président Gbagbo dans cette position! Il me déconseille d’engager une offensive militaire sur Bouaké. Il prétend que nous ne pouvons escompter une victoire militaire; que les rebelles sont déjà très nombreux et mieux armés que nos hommes. Il enchaîne en disant:
– je vous suggère de prendre monsieur Seydou Diarra pour aller négocier;
– avec qui donc, monsieur l’ambassadeur? Nous sommes en face d’une armée de terroristes sans visage et vous voulez qu’on négocie? Je vous suggère plutôt de demander à votre gouvernement de mettre en œuvre les accords de défense qui nous lient;
– alors vous devriez savoir, monsieur le ministre, que vous avez obligation de nous faire cette demande par écrit;
– eh bien, ce sera fait dès demain, monsieur l’ambassadeur!
Le lendemain, le ministre d’Etat, ministre des Affaires étrangères, Sangaré Aboudrahamane adresse, au nom de la Côte d’Ivoire, un courrier demandant à la partie française d’appliquer les accords de défense. Au lieu de faire suite à cette requête, l’ambassadeur de France s’inquiète ouvertement des préparatifs visant à mener une offensive sur Bouaké. Il demande que soit accordé un délai de 48 heures aux forces françaises pour procéder à l’évacuation des ressortissants français et autres européens de Bouaké. Le délai est accordé sur instruction du Président. L’ennui, c’est que les troupes du commandant Détho Létho du premier bataillon des commandos parachutistes sont déjà entrées, la veille, dans la ville, en prenant l’Ensoa et l’école adventiste.
L’ambassadeur de France se précipite chez le chef de l’Etat pour exiger le retrait des hommes du commandant Détho et solliciter un délai supplémentaire de 72 heures: ainsi procèdent-ils les 25, 26, 27 et 28 septembre à l’évacuation de 1200 personnes et de 194 élèves de Bouaké. A l’expiration de ce délai, l’ambassadeur réclame encore un autre temps pour l’évacuation des ressortissants européens et américains résidant à Korhogo. J’accède encore à cette nouvelle demande sur instruction du chef de l’Etat, en ayant le sentiment que les Français essaient, sans doute ainsi, de faire du dilatoire pour permettre aux rebelles de mettre ce temps à profit pour mieux s’organiser. Dans cette phase de la crise, le sentiment d’une duplicité de la position française est d’autant plus partagé que malgré la déclaration du Quai d’Orsay reconnaissant l’implication de pays voisins dans l’agression contre le régime ivoirien, la France hésite encore à répondre favorablement à la demande du gouvernement Gbagbo d’appliquer les accords de défense. Les organisations de la société civile ivoirienne irritées par cette duplicité de la diplomatie française, interpellent de plus en plus véhémentement au cours des manifestations de rues, les autorités parisiennes.
L’attitude agressive et les déclarations tonitruantes de l’ambassadeur Vignal en réaction aux interpellations des manifestants, ne contribuent guère à dissiper les soupçons à l’égard de la France. Pendant ce temps, la rébellion ne cache plus sa volonté clairement affichée de couper le pays en deux !
C’est dans ce contexte que, le jeudi 26 septembre, face aux appels de détresse de nos compatriotes de Bouaké, Katiola, Korhogo et Ferkessédougou, je suis amené à faire la déclaration suivante: Par devoir, nous ne pouvons abandonner ces compatriotes à leur triste sort. Le peuple ivoirien dont le patriotisme a été forgé par les épreuves de l’histoire, n’acceptera jamais d’aliéner sa liberté et de se soumettre aux forces du mal. En conséquence, nous déclarons dès cet instant les régions de Bouaké et de Korhogo comme zones de guerre. Quiconque se trouvera, dans les heures qui viennent, dans ces zones, en dehors des forces amies, avec des armes ou en situation de belligérance, sera considéré comme ennemi de notre pays et de notre peuple. J’appelle donc tous ceux, militaires ou civils, enrôlés de force ou volontaires, qui habitent Bouaké ou Korhogo à déposer immédiatement les armes et à se mettre à la disposition des autorités militaires. Dans quelques heures, les Forces armées nationales de Côte d’Ivoire seront appelées à faire leur devoir. Je demande aux Forces armées nationales de défendre notre patrie avec honneur, courage et dévouement. Vive la Côte d’Ivoire !
Ces paroles fortes ne manquent pas de susciter une polémique: certaines personnes considèrent, en effet, que j’aurais outrepassé les prérogatives de l’exécutif en prononçant, en lieu et place du Parlement, ce qui apparait comme une déclaration de guerre. Conformément à notre Constitution, seule l’Assemblée nationale est habilitée, en effet, à déclarer la guerre. Le président de l’Assemblée nationale m’invite donc à venir, le lendemain, répondre aux questions des députés. A l’interpellation d’un député qui s’inquiète de la lenteur du gouvernement à engager effectivement la bataille pour la libération de Bouaké, je réponds en disant: c’est la pression de certaines grandes puissances alliées et la lenteur des opérations d’évacuation des ressortissants européens et américains par la France, qui nous empêchent d’engager une offensive sur la ville de Bouaké.
L’ambassadeur de France qui s’estime choqué par ces propos, déclare qu’il me tient désormais pour responsable de la montée des sentiments anti-français dans le milieu des jeunes patriotes de Côte d’Ivoire. Il engage dès lors les autorités françaises à exercer de fortes pressions sur le Président de la République pour réclamer ma tête. Pendant ce temps, mes préoccupations sont ailleurs: le ministre de l’Economie et des Finances est parti aux Etats-Unis sans avoir fait, conformément aux instructions du chef de l’Etat, la dotation de 10 milliards requise par mes soins pour permettre au ministère de la Défense d’assurer les premières commandes d’armes! Que faire? Il me faut pourtant renforcer les capacités de nos forces avant d’envisager toute offensive sur Bouaké. La hiérarchie militaire affiche une certaine impatience à cet égard: intoxiqué, en effet, par des réseaux de renseignement étrangers arguant que la rébellion est déjà forte à Bouaké de 3000 combattants, nettement mieux équipés que nos hommes, l’état-major hésite à engager l’offensive annoncée! Le Chef d’état-major Mathias Doué me réclame des moyens aériens d’appui au sol avant d’entrer en action. Malheureusement, les trois appareils Alpha Jet mis à disposition, à notre demande, par le Nigeria, restent bloqués au sol par des mains invisibles et pour des raisons obscures.
On prétend que leur emploi sur le théâtre des opérations est conditionné soit par une autorisation préalable de la CEDEAO, soit par une décision du Sénat nigérian, que le Président Obasanjo n’est pas près d’obtenir. Le Président Laurent Gbagbo se rend justement au Ghana, le dimanche 29 septembre, au premier sommet, dit Accra 1, consacré à la crise ivoirienne, pour arracher cette autorisation à ses pairs de la CEDEAO. Le communiqué final de cette rencontre des chefs d’Etat condamne l’agression armée visant à renverser les autorités démocratiquement établies en Côte d’Ivoire, mais ne prend aucune initiative en termes d’engagement opérationnel pour soutenir la défense du régime ivoirien. Nous sommes dans l’impasse. Mon collègue, le ministre d’Etat Sangaré Aboudrahamane, ministre des Affaires étrangères est persuadé que nous n’avons pas le choix; il nous faut accepter de signer avec la rébellion, l’accord de cessez-le-feu, proposé par le ministre sénégalais Cheik Tidiane Gadio qui joue la médiation au nom du Président en exercice de la CEDEAO. Je suis, pour ma part, persuadé qu’il faut donner au moins l’occasion à nos forces armées d’engager la bataille pour la libération de Bouaké, avant tout accord de cessez-le-feu. (…)
(..) Le dimanche 6 octobre, je rejoins les officiers du PC de Yamoussoukro que dirige le lieutenant-colonel Philippe Mangou. A l’issue d’une séance de travail avec eux, en présence du Général Bombet, commandant des forces terrestres, un plan d’opération est mis au point. Avec mon accord, l’offensive est ordonnée le lundi 7 octobre, au petit matin: elle est menée sur trois fronts par les commandos parachutistes du chef de bataillon Détho, les fusiliers marins commandos du commandant Konan et par la cavalerie du capitaine Gnakpa appuyée par les gendarmes de l’escadron blindé du capitaine Abéhi. La résistance des rebelles est de courte durée: au bout de quatre heures de combat et de ratissage dans les quartiers, ils perdent leurs positions et Bouaké passent ainsi sous le contrôle des forces loyalistes.
Peu après 16h 30, le capitaine Abéhi me fait savoir qu’il se trouve au centre ville où il offre un rafraîchissement à ses hommes, à la gare routière. Après cela, ils doivent se redéployer dans la ville pour occuper et tenir les principaux points névralgiques, jusqu’à l’arrivée de renforts le lendemain. Lorsque radio Côte d’Ivoire m’interroge vers 17 heures, je ne peux que rendre compte de la prise de Bouaké par les forces loyalistes. Surtout que dans la ferveur de l’évènement, le colonel Julien Kouamé commandant de la garde républicaine de Yamoussoukro, a déjà donné la nouvelle, l’après-midi même, au meeting des jeunes patriotes. Je précise toutefois qu’il reste quelques poches de résistance à nettoyer et qu’il faut attendre encore jusqu’au lendemain pour s’assurer totalement le contrôle de la situation, avec les renforts attendus d’Abidjan. Cette annonce suscite une explosion de joie légitime et des scènes de liesse populaire, aussi bien à Abidjan qu’à Bouaké même et dans les autres localités du pays. Hélas !
L’ambiance de liesse populaire est de courte durée et pour cause: des tireurs blancs, probablement des mercenaires embusqués dans les bâtiments, ouvrent le feu sur nos hommes blessant quatre commandos et en tuant un. L’unité du capitaine Gnakpa qui doit alors tenir le corridor nord et empêcher que les rebelles ne reviennent par la route de Katiola, décroche de sa position et, sous le prétexte d’avoir essuyé des tirs de roquettes, se replie vers le sud. Lorsque le lieutenant colonel Mangou hausse le ton et demande au capitaine de tenir coûte que coûte sa position: celui-ci coupe la communication-radio ! Une heure et demie plus tard, le capitaine Gnakpa et ses hommes sont localisés à, Tiébissou. Ils se sont repliés en abandonnant les autres unités sur leurs positions à Bouaké.
Nous décidons, par conséquent, le Général Bombet, le lieutenant-colonel Mangou et moi-même de faire replier les autres unités hors de la ville en attendant que nous procédions le lendemain, au remplacement du capitaine défaillant par un autre officier. Hélas! Sur un autre front, la veille à Séguéla, nos forces ont essuyé une attaque rebelle appuyée, semble-t-il, par les chasseurs Dozo et les populations locales. Chassées de leurs positions, les forces loyalistes auraient malencontreusement abandonné un véhicule tactique avec le matériel de transmission à bord, affichant nos fréquences ! Les rebelles de Séguéla qui ont récupéré ce véhicule de transmissions, ont pu suivre nos communications et informer ceux de Korhogo du retrait de nos troupes à Bouaké. Ainsi, les troupes rebelles sont revenues la nuit même pour reprendre le contrôle de la ville. L’offensive des forces loyalistes à Bouaké s’est donc soldée, malgré notre totale détermination, par un retournement de situation en l’espace d’une nuit. Les chefs de la rébellion, une fois la ville reconquise, se sont livrés à des actes de violence aveugle et d’exécutions sommaires. Ils ont ainsi sévèrement châtié les populations civiles qui s’étaient réjouies de leur courte débâcle ».
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