En mer Noire, les drones navals bousculent les intérêts stratégiques de la Russie

L’attaque de drones navals, fin octobre, contre la flotte russe en mer Noire, dans le port annexé de Sébastopol en Crimée, a conduit au retrait de Moscou de l’accord sur l’exportation de céréales et à sa réintégration quelques jours plus tard. Une volte-face humiliante infligée par une nouvelle technologie dite low-tech.

 Un coup de bluff de la part des Russes. Et des Ukrainiens qui rivalisent d’audace pour saper la position diplomatique de leur ennemi sur la scène mondiale. La Russie a essuyé, samedi 29 octobre, une attaque sur sa flotte dans la baie de Sébastopol, en Crimée annexée, qu’elle a imputée à l’Ukraine et à au Royaume-Uni. 

L’arme utilisée : des drones navals dirigés à distance, qui explosent au contact de leurs cibles. Décrits comme ayant à peu près la taille d’un kayak, ces petits engins semblent être bricolés à la main.  

L’attaque a démarré avant le lever du soleil, le ministère russe de la Défense publiant des déclarations confuses et parfois contradictoires. D’après ses premières déclarations à 4 h 13 du matin heure de Paris, la marine russe aurait « repoussé » une attaque de drones à Sébastopol. Plus tard, des communiqués ont indiqué que « l’attaque terroriste », qui avait été « repoussée », avait également causé des « dégâts mineurs ». 

Quelques heures après l’attaque de drones sur sa flotte, la Russie a annoncé suspendre sa participation à l’accord sur l’exportation des céréales ukrainiennes par la mer Noire. L’attaque « repoussée » causant des « dégâts mineurs » a, semble-t-il, été suffisamment importante aux yeux de Moscou pour tourner le dos à l’accord sur les céréales, l’un des rares succès diplomatiques depuis l’invasion russe de l’Ukraine le 24 février. 

Mais le retrait de Moscou de l’accord historique sur les céréales n’aura pas duré longtemps. Mercredi, la Russie a annoncé sa réintégration à l’accord. Une volte-face révélatrice de la position de la Russie : sa monnaie d’échange (la livraison des céréales dans le monde) pourrait en fait conduire à faire couler son navire diplomatique, malgré elle.

Qu’est-ce qui flotte sur la mer ? 

Alors que des responsables militaires russes essayaient encore de clarifier la situation, analystes et passionnés de matériel militaire ont commencé, très tôt, à rassembler les premières pièces du puzzle de l’attaque de Sébastopol, grâce à des vidéos non authentifiées circulant sur internet.

Filmée depuis un drone naval, l’une des vidéos montre l’attaque visant la frégate russe Amiral Makarov. Sur les images, on aperçoit la coque d’un petit bateau qui accélère vers ce grand navire, visible à l’horizon, tout en évitant des tirs dans une mer agitée. 

Le ministère britannique de la Défense a nié toute implication dans l’attaque par drone, dénonçant de « fausses informations » destinées à « détourner l’attention ». Kiev, de son côté, commente rarement les allégations russes concernant les attaques pour des raisons de sécurité opérationnelle, bien que de hauts responsables les célèbrent parfois sur les réseaux sociaux. 

Il n’a pas fallu attendre longtemps avant que la coque du petit bateau, sur laquelle la caméra était placée, soit identifiée en ligne. Des enquêteurs dit « open source » ont trouvé une correspondance de la coque avec celle d’un petit bateau qui s’était échoué le 21 septembre dernier sur une plage près de Sébastopol. 

Il y a plus d’un mois, des sources russes ont publié des photos du drone naval « kamikaze », un étrange engin peint en gris militaire et équipé d’un luminaire blanc et de ce qui semble être un moteur de jet-ski. 

 

Selon certains analystes militaires, Kiev a mené une attaque maritime audacieuse annonçant une nouvelle ère dans la guerre navale, huit ans après l’annexion de la Crimée par la Russie, qui a paralysé la marine ukrainienne. 

Après l’explosion du 8 octobre sur le pont stratégique de Kertch reliant la péninsule annexée à la Russie, cette attaque de drones navals marque un camouflet de plus pour la marine russe.  

L’attaque est également survenue six mois après que l’Ukraine a coulé le vaisseau amiral russe Moskva dans la mer Noire. Une défaite humiliante et le plus grand naufrage d’un navire de guerre russe ou soviétique en action depuis la Seconde Guerre mondiale. 

Une attaque historique et stratégique, mais peu destructrice 

Alors que les médias les ont diversement appelés « drones marins », « bateaux télécommandés » ou « bateaux explosifs sans pilote », les experts militaires les nomment USV, abréviation de Unmanned (ou Uncrewed) Surface Vessels, et prêtent une attention particulière à leur rôle probable dans les futures opérations navales. 

« Je pense que l’attaque restera dans l’histoire, comme le naufrage du Moskva. Il s’agit d’une action navale très importante et qui a des implications pour l’avenir de la guerre navale », a déclaré H.I. Sutton, expert naval indépendant britannique, dans une vidéo explicative de 16 minutes publiée sur YouTube. 

Tout en réitérant « les mises en garde habituelles » selon lesquelles son analyse est basée uniquement sur les images disponibles, Sutton a noté que les USV utilisés dans l’attaque de Sébastopol « sont quelque chose que seule l’Ukraine exploite, c’est construit par l’Ukraine, pour autant que je sache ». 

 

Ce qui a frappé la plupart des experts militaires dans cette attaque, c’est la nature des drones navals. « Les Ukrainiens sont très doués pour trouver des solutions. C’est du très low-tech, qui consiste à concevoir et construire un bateau avec un polymère, à mettre un système de direction, un GPS et une caméra – ça s’achète sur le marché. Cela ne nécessite pas une grande expertise et les ingénieurs ukrainiens sont très bons », nous explique Michel Yakovleff, ancien chef d’état-major au Grand quartier général des puissances alliées en Europe (SHAPE) de l’OTAN, lors d’un entretien téléphonique avec France 24. 

Cependant, Michel Yakovleff prend soin de ne pas surestimer l’importance militaire de l’attaque navale et aérienne par drone de Sébastopol. « Nous savons très peu de choses sur la façon dont cela s’est passé. Certaines photos ont été publiées, mais il n’y a aucune confirmation des dégâts causés », déclare-t-il. 

D’après les images disponibles, Michel Yakovleff en déduit que les ogives des navires kamikazes possédaient des charges explosives modestes. « L’ogive fait apparemment 65 kilos, ce qui n’est pas suffisant pour faire couler un navire. Il peut créer un trou dans la coque et envoyer un navire en réparation, mais il y a très peu de chances qu’il puisse couler un navire », analyse-t-il. 

Bien qu’il ait été difficile de confirmer l’étendue des dégâts, il n’y a aucune preuve que l’Amiral Makarov, le nouveau navire amiral de la flotte de la mer Noire depuis la destruction du Moskva, a coulé ou était en train de gîter. Moscou a cependant admis qu’un dragueur de mines avait subi des dommages et que son système de protection du port de Sébastopol avait été infiltré. 

En termes militaires, la dernière attaque n’a rien à voir avec le naufrage du Moskva. « Le Moskva avait une grosse coque, c’était le prestige du [président Vladimir] Poutine. Le naufrage du Moskva a été d’une grande aide pour le moral des Ukrainiens. Cela a considérablement affecté la capacité navale russe en mer Noire », indique Michel Yakovleff. 

Mais pour l’analyste de la défense Sutton, l’importance de l’attaque du 29 octobre va au-delà de son bilan destructeur. « Cela a une conséquence stratégique. Même si aucun des navires [russes] ne semble avoir été coulé, ce qui est normalement la façon dont les gens interprètent une attaque réussie, cela aura un effet sur la capacité [navale] de la Russie », a-t-il insisté dans sa vidéo YouTube. « Cela rend Sébastopol de moins en moins sûr. » 

La Russie tombe dans un piège diplomatique de son propre fait 

Alors que le déploiement de drones navals marque un nouveau développement dans la guerre de huit mois en Ukraine, ce n’est pas la première fois que des bateaux kamikazes sont utilisés comme arme meurtrière. 

Pendant la guerre du Péloponnèse, les anciens Grecs utilisaient leurs galères de combat comme une arme, en l’éperonnant et en l’incendiant. En octobre 2000, Al-Qaïda a utilisé un bateau en fibre de verre avec des explosifs et deux kamikazes à bord pour frapper l’USS Cole au large des côtes du Yémen, tuant 17 marins de la marine américaine. 

Mais à certains égards, les plus gros dégâts subis par la Russie lors de l’attaque de Sébastopol ont été de son propre fait. Et cela a eu lieu hors de la ligne de front. 

Quelques heures seulement après l’attaque, la Russie a suspendu sa participation à l’accord sur les céréales entre l’Ukraine, la Russie, la Turquie et l’ONU. Suite aux efforts diplomatiques turcs pour maintenir l’accord en vigueur, les expéditions de céréales en mer Noire ne se sont pas arrêtées pour autant. Malgré le retrait du Kremlin, 12 navires chargés ont quitté les ports ukrainiens lundi, suivis de trois autres, mardi, selon le coordinateur des Nations unies pour l’Initiative céréalière de la mer Noire. 

 

La délégation de l’ONU au Centre conjoint de coordination, qui met en œuvre l’accord sur les exportations de céréales ukrainiennes via la mer Noire à Istanbul, a confirmé, jeudi, que les contrôles du trafic et des navires avec la délégation russe avaient repris. 

Le Kremlin est tombé dans un piège qu’il a lui-même tendu, et les Ukrainiens n’ont pas hésité à le faire remarquer. La décision de Moscou a montré que le « chantage » russe ne fonctionnera pas s’il rencontre une réponse résolue, a déclaré sur Twitter le conseiller présidentiel ukrainien Mykhailo Podolyak. 

Une résolution du Conseil de sécurité plutôt qu’un accord quadrilatéral

Néanmoins, l’accord sur les exportations de céréales ukrainiennes arrive prochainement à expiration : il doit prendre fin le 19 novembre. Jeudi, le Kremlin a déclaré que la Russie n’avait pas encore décidé si elle prolongerait sa participation à l’accord. 

« Avant de décider de continuer, il sera nécessaire de procéder à une évaluation », a prévenu le porte-parole de Vladimir Poutine, Dmitri Peskov, aux journalistes. 

Pour Michel Yakovleff, ancien chef d’état-major au Grand quartier général des puissances alliées en Europe (SHAPE) de l’OTAN, les intérêts de la sécurité alimentaire mondiale auraient été mieux servis si l’accord sur l’exportation de céréales avait été présenté comme une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU, au lieu d’un accord entre quatre signataires.  

« Ainsi, soit la Russie accepterait une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU – ce qui rendrait très compliqué la suspension de la participation – soit elle opposerait son veto à une résolution qui pourrait, par exemple, être déposée par un membre africain », note-t-il. 
 
Une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU pourrait également répondre aux intérêts et aux préoccupations de la Russie, ajoute Michel Yakovleff. « Les Russes peuvent se battre pour la langue qu’ils veulent. On peut alors dire que la résolution est le résultat d’une négociation honnête. Je peux comprendre que la Russie soit inquiète et souhaite négocier. Ce que nous avons maintenant n’est qu’un accord quadrilatéral, ce n’est pas le droit international. Vous ne pouvez pas sortir du droit international sans en subir les conséquences », explique-t-il. 

Pendant des siècles, Moscou a considéré la mer Noire comme sa porte d’entrée vers la Méditerranée orientale et au-delà, une voie navigable intérieure stratégique qui a attiré une concurrence féroce entre les royaumes et les empires littoraux.  

Si le président Vladimir Poutine a calculé qu’une invasion de l’Ukraine faciliterait l’avancée de l’imposante flotte militaire russe en mer Noire, il n’a probablement pas envisagé la perspective de voir de petits bateaux bricolés à la main sabordant ses ambitions maritimes et humiliant Moscou sur la scène internationale. 

france24

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