Pendant que les Etats-Unis inaugurent un grand programme qui doit ramener l’humain sur la Lune, l’Europe a du mal à tomber d’accord sur le futur de son aérospatiale.
En plus du modérateur Thilo Kranz, responsable du transport commercial à l’ESA, le débat a fait intervenir trois personnes. Le premier orateur était Manuel Oesterschlink d’Arianespace. Comme son nom l’indique, c’est l’entreprise française qui développe et exploite le lanceur Ariane 5, fer de lance actuel de l’aérospatiale européenne.
À ses côtés, on trouvait deux représentants de startups allemandes : Stella Guillen qui s’exprimait au nom d’Isar Aerospace, et Jörn Spurmann pour Rocket Factory Augsburg (RFA). Les deux firmes développent toutes les deux des lanceurs légers, conçus pour envoyer de petits appareils en orbite terrestre basse.
2023 s’annonce comme un grand cru…
Oesterschlink a commencé par rappeler qu’Ariane 5 est en fin de vie ; Arianespace va procéder aux trois derniers lancements de la fusée en 2023. Une fois cette date passée, il sera temps de laisser la place à son héritière, sobrement baptisée Ariane 6. Si le calendrier est respecté, cette dernière devrait décoller pour la première fois vers Noël 2023.
Ses deux interlocuteurs affichent le même optimisme pour l’année 2023. « Nous sommes très excités », explique Stella Guillen. « Nous sommes en train de construire et de tester Spectrum, un véhicule conçu pour placer environ une tonne de matériel en orbite terrestre basse », précise-t-elle. Même son de cloche du côté de Jörn Spurmann ; il espère également le lanceur de RFA pourra prendre le chemin de l’espace dès 2023.
Mais au terme de cette introduction, la discussion a légèrement tourné au vinaigre. Car en attendant que ces beaux projets se concrétisent, la capacité de lancement de l’Europe reste malheureusement très faible — et les principaux intéressés en sont tout à fait conscients.
Guillen, en particulier, n’y est pas allée par quatre chemins. « Honnêtement, nous sommes en retard », affirme-t-elle. « La demande existe en ce moment même, et nous comprenons déjà qu’il est urgent de rattraper ce retard. En l’état, les clients ont une seule option de lancement — et elle ne se trouve pas en Europe. Nous devons lancer plus rapidement de manière plus fiable et économe, et nous avons besoin de changer ça dès maintenant », a martelé la responsable d’Isar.
Une analyse à la fois dure et tout à fait pragmatique de l’état de l’aérospatiale européenne. Mais c’est une chose d’en être conscient… c’en est encore une autre de remédier à la situation.
Plusieurs philosophies et pas de consensus
En Chine et aux États-Unis, toute l’aérospatiale est articulée autour d’un acteur central. Dans l’Empire du Milieu, le CNSA coordonne l’action de tout le secteur. Au pays de l’Oncle Sam, c’est la NASA qui sert de plaque tournante. C’est elle qui définit la feuille de route scientifique et coordonne les différents acteurs de l’industrie à travers différents appels d’offres. Des acteurs tiers comme SpaceX et Blue Origin peuvent ainsi apporter leurs contributions à un objectif commun.
Mais en Europe, la situation est très différente. Certes, les troupes de l’ESA font un travail formidable ; mais l’agence ne dispose pas des mêmes prérogatives que ses homologues chinois ou américains. Résultat : il n’est pas toujours évident de coordonner les différents acteurs de cette industrie. Chacun a sa propre vision, et bien souvent, elles divergent considérablement.
Karl-Heinz Servos, COO d’ArianeGroup, a annoncé que son institution était à la recherche d’investissement et de subventions pour doubler la capacité de production et de lancement d’Ariane 6. En l’état, il est prévu d’en lancer 6 par an ; Servos espère pouvoir arriver à 12.
Le modèle à l’américaine séduit
Spurmann, en revanche, n’est absolument pas d’accord avec cette approche. Il estime que la seule façon d’avancer et d’adopter définitivement le modèle à l’américaine, en finançant des entreprises privées.
« Vous avez déjà dépensé 50 millions par an sur le programme Boost ! qui a servi à financer sept petites entreprises de lancement », rappelle-t-il avant d’illustrer ce qu’il considère comme un non-sens. « Elles ont déjà pu engager 1000 personnes sur les trois dernières années, et quatre ou cinq d’entre elles vont probablement procéder à leur premier lancement l’année prochaine. Pourquoi diable iriez-vous encore dépenser des milliards pour développer un lanceur avec des fonds institutionnels ? »
Le modérateur Thilo Krantz a nuancé ces propos. Il a rappelé que l’écosystème européen manquait encore d’autonomie dans certains secteurs stratégiques. Il souligne aussi que notre industrie n’est pas encore aussi mature que celle des États-Unis. Pour lui, il vaut donc mieux être prudent en attendant de voir comment ce secteur se développera lors des prochaines années.
Les lanceurs réutilisables, le nerf de la guerre
Mais Spurman est rapidement repassé à l’offensive. Il a appuyé sur un autre point très sensible : la question des lanceurs réutilisables. Cette approche, inaugurés par le champion américain du secteur, SpaceX, représente un changement de paradigme absolument majeur ; tous les acteurs vont devoir se convertir à terme, sous peine de devenir complètement obsolètes.
Mais voilà : ce n’est pas le cas d’Ariane 6, qui est encore un lanceur à usage unique. Le futur joyau de l’aérospatiale a déjà un train de retard sur la concurrence alors que la construction n’a même pas encore été achevée. Un manque de clairvoyance dont les conséquences sont devenues de plus en plus évidentes au fil du temps. Même Bruno Le Maire, alors ministre de l’Économie, parlait alors de « mauvais choix stratégique ». Et Spurmann ne s’est pas privé pour enfoncer le clou.
« L’ESA n’a pas eu la vision nécessaire, parce que nous n’avions pas de lancements commerciaux », avance-t-il. « Avant, tout le programme était piloté au niveau institutionnel. Pourquoi ne pas le changer ? Pourquoi n’essayons-nous pas de voir ce que l’on peut commercialiser dans l’aérospatiale européenne et essayer de pousser dans ce sens ? »
Quoi qu’on pense de cette décision en termes idéologique, sur le plan strictement logistique, l’ESA s’est tirée non pas une balle, mais carrément une chevrotine dans le pied. Elle n’a désormais plus que deux options; elle peut soit se rabattre entièrement sur son propre écosystème assez limité, ou faire appel à la concurrence de l’autre côté de l’Atlantique.
Cette situation a déjà eu des conséquences très concrètes. L’ESA a choisi de faire appel à SpaceX pour lancer Euclid, son satellite chasseur d’énergie noire. L’agence espère sans doute qu’il s’agira d’une coopération ponctuelle et qu’elle pourra lancer elle-même l’intégralité de son matériel à l’avenir… mais c’est tout sauf une garantie.
L’ESA peut-elle rattraper son retard ?
Depuis sa grosse erreur stratégique, l’ESA a tendance à stagner un petit peu. Pour corriger le tir, elle a depuis dévoilé Maïa, un nouveau projet de lanceur réutilisable. Une excellente nouvelle, car cette approche permet de réaliser des économies substantielles; de quoi augmenter le rythme de production, en plus de libérer des fonds pour la recherche et le développement.
Mais même dans le meilleur des cas, le produit fini n’arrivera pas avant 2026 ; un délai qui permettra sans doute aux champions américains de prendre une nouvelle longueur d’avance. En effet, une échéance très importante approche désormais à grands pas. Le petit monde de l’aérospatiale attend désormais le vol inaugural du Starship, le nouveau véhicule révolutionnaire de SpaceX qui aura bientôt droit à son baptême de l’air.
Les lanceurs partiellement réutilisables sont déjà parfaitement intégrés à la routine opérationnelle de la firme d’Elon Musk ; elle a déjà récupéré des dizaines de boosters. Et avec l’arrivée du Starship, l’offre de SpaceX pourrait devenir encore plus intéressante. Peut-être même trop pour justifier de débloquer des milliards pour développer un nouveau lanceur européen… ce qui pourrait forcer l’ESA à s’associer avec SpaceX sur le long terme. Avec tout ce que cela implique pour l’autonomie de ce secteur hautement stratégique. « Ca n’arrange pas les problèmes que nous avons », grommelle Spurmann.
Interrogés sur l’avenir de l’aérospatiale européenne, les trois intervenants se sont toutefois montrés optimistes. Tous espèrent que d’ici une dizaine d’années, l’Europe sera en mesure de réaliser ses propres vols spatiaux en autonomie — habités, si possible. Mais pour l’instant, ArianeSpace et consorts ont d’autres chats à fouetter. « Nous sommes 15 ans derrière les États-Unis en termes de cadence de lancement », rappelle Guillen avant de conclure sur une note plus optimiste. « D’ici dix ans, nous devrions pouvoir rattraper une partie de notre retard. »
La Space Tech Expo Europe, qui se tient en ce moment à Brême (Allemagne), est l’un des grands rendez-vous de l’aérospatiale européenne. Certains de ses représentants les plus importants étaient rassemblés à l’occasion d’une conférence interactive baptisée « Aligning European Launch Development for Mission Success ». Son objectif était d’expliquer comment les différents acteurs européens pourraient se coordonner pour permettre au Vieux Continent de jouer les premiers rôles dans l’espace ; mais si l’on en croit le récit de SpaceNews, qui était présent sur place, elle a surtout prouvé à quel point la situation est compliquée.
En plus du modérateur Thilo Kranz, responsable du transport commercial à l’ESA, le débat a fait intervenir trois personnes. Le premier orateur était Manuel Oesterschlink d’Arianespace. Comme son nom l’indique, c’est l’entreprise française qui développe et exploite le lanceur Ariane 5, fer de lance actuel de l’aérospatiale européenne.
À ses côtés, on trouvait deux représentants de startups allemandes : Stella Guillen qui s’exprimait au nom d’Isar Aerospace, et Jörn Spurmann pour Rocket Factory Augsburg (RFA). Les deux firmes développent toutes les deux des lanceurs légers, conçus pour envoyer de petits appareils en orbite terrestre basse.
2023 s’annonce comme un grand cru…
Oesterschlink a commencé par rappeler qu’Ariane 5 est en fin de vie ; Arianespace va procéder aux trois derniers lancements de la fusée en 2023. Une fois cette date passée, il sera temps de laisser la place à son héritière, sobrement baptisée Ariane 6. Si le calendrier est respecté, cette dernière devrait décoller pour la première fois vers Noël 2023.
« Nous avons souvent eu du succès à Noël, comme avec le James Webb », rappelle Oesterschlink en référence au nouveau roi des télescopes qui a décollé le 25 décembre dernier à bord d’un lanceur Ariane 5. « Peut-être que nous aurons droit à un autre cadeau de Noël », suggère-t-il.
Ses deux interlocuteurs affichent le même optimisme pour l’année 2023. « Nous sommes très excités », explique Stella Guillen. « Nous sommes en train de construire et de tester Spectrum, un véhicule conçu pour placer environ une tonne de matériel en orbite terrestre basse », précise-t-elle. Même son de cloche du côté de Jörn Spurmann ; il espère également le lanceur de RFA pourra prendre le chemin de l’espace dès 2023.
Mais au terme de cette introduction, la discussion a légèrement tourné au vinaigre. Car en attendant que ces beaux projets se concrétisent, la capacité de lancement de l’Europe reste malheureusement très faible — et les principaux intéressés en sont tout à fait conscients.
Guillen, en particulier, n’y est pas allée par quatre chemins. « Honnêtement, nous sommes en retard », affirme-t-elle. « La demande existe en ce moment même, et nous comprenons déjà qu’il est urgent de rattraper ce retard. En l’état, les clients ont une seule option de lancement — et elle ne se trouve pas en Europe. Nous devons lancer plus rapidement de manière plus fiable et économe, et nous avons besoin de changer ça dès maintenant », a martelé la responsable d’Isar.
Plusieurs philosophies et pas de consensus
En Chine et aux États-Unis, toute l’aérospatiale est articulée autour d’un acteur central. Dans l’Empire du Milieu, le CNSA coordonne l’action de tout le secteur. Au pays de l’Oncle Sam, c’est la NASA qui sert de plaque tournante. C’est elle qui définit la feuille de route scientifique et coordonne les différents acteurs de l’industrie à travers différents appels d’offres. Des acteurs tiers comme SpaceX et Blue Origin peuvent ainsi apporter leurs contributions à un objectif commun.
Mais en Europe, la situation est très différente. Certes, les troupes de l’ESA font un travail formidable ; mais l’agence ne dispose pas des mêmes prérogatives que ses homologues chinois ou américains. Résultat : il n’est pas toujours évident de coordonner les différents acteurs de cette industrie. Chacun a sa propre vision, et bien souvent, elles divergent considérablement.
Karl-Heinz Servos, COO d’ArianeGroup, a annoncé que son institution était à la recherche d’investissement et de subventions pour doubler la capacité de production et de lancement d’Ariane 6. En l’état, il est prévu d’en lancer 6 par an ; Servos espère pouvoir arriver à 12.
Spurmann, en revanche, n’est absolument pas d’accord avec cette approche. Il estime que la seule façon d’avancer et d’adopter définitivement le modèle à l’américaine, en finançant des entreprises privées.
« Vous avez déjà dépensé 50 millions par an sur le programme Boost ! qui a servi à financer sept petites entreprises de lancement », rappelle-t-il avant d’illustrer ce qu’il considère comme un non-sens. « Elles ont déjà pu engager 1000 personnes sur les trois dernières années, et quatre ou cinq d’entre elles vont probablement procéder à leur premier lancement l’année prochaine. Pourquoi diable iriez-vous encore dépenser des milliards pour développer un lanceur avec des fonds institutionnels ? »
Le modérateur Thilo Krantz a nuancé ces propos. Il a rappelé que l’écosystème européen manquait encore d’autonomie dans certains secteurs stratégiques. Il souligne aussi que notre industrie n’est pas encore aussi mature que celle des États-Unis. Pour lui, il vaut donc mieux être prudent en attendant de voir comment ce secteur se développera lors des prochaines années.
Les lanceurs réutilisables, le nerf de la guerre
Mais Spurman est rapidement repassé à l’offensive. Il a appuyé sur un autre point très sensible : la question des lanceurs réutilisables. Cette approche, inaugurés par le champion américain du secteur, SpaceX, représente un changement de paradigme absolument majeur ; tous les acteurs vont devoir se convertir à terme, sous peine de devenir complètement obsolètes.
« L’ESA n’a pas eu la vision nécessaire, parce que nous n’avions pas de lancements commerciaux », avance-t-il. « Avant, tout le programme était piloté au niveau institutionnel. Pourquoi ne pas le changer ? Pourquoi n’essayons-nous pas de voir ce que l’on peut commercialiser dans l’aérospatiale européenne et essayer de pousser dans ce sens ? »
La question devient d’ailleurs de plus en plus présente à cause d’un enchaînement qui n’arrange pas les affaires d’ArianeSpace. Depuis l’invasion russe de l’Ukraine, les relations entre l’agence et son homologue russe se sont considérablement refroidies. L’ESA a finalement décidé de se passer entièrement des Soyouz russes.
Quoi qu’on pense de cette décision en termes idéologique, sur le plan strictement logistique, l’ESA s’est tirée non pas une balle, mais carrément une chevrotine dans le pied. Elle n’a désormais plus que deux options; elle peut soit se rabattre entièrement sur son propre écosystème assez limité, ou faire appel à la concurrence de l’autre côté de l’Atlantique.
L’ESA peut-elle rattraper son retard ?
Depuis sa grosse erreur stratégique, l’ESA a tendance à stagner un petit peu. Pour corriger le tir, elle a depuis dévoilé Maïa, un nouveau projet de lanceur réutilisable. Une excellente nouvelle, car cette approche permet de réaliser des économies substantielles; de quoi augmenter le rythme de production, en plus de libérer des fonds pour la recherche et le développement.
Mais même dans le meilleur des cas, le produit fini n’arrivera pas avant 2026 ; un délai qui permettra sans doute aux champions américains de prendre une nouvelle longueur d’avance. En effet, une échéance très importante approche désormais à grands pas. Le petit monde de l’aérospatiale attend désormais le vol inaugural du Starship, le nouveau véhicule révolutionnaire de SpaceX qui aura bientôt droit à son baptême de l’air.
Interrogés sur l’avenir de l’aérospatiale européenne, les trois intervenants se sont toutefois montrés optimistes. Tous espèrent que d’ici une dizaine d’années, l’Europe sera en mesure de réaliser ses propres vols spatiaux en autonomie — habités, si possible. Mais pour l’instant, ArianeSpace et consorts ont d’autres chats à fouetter. « Nous sommes 15 ans derrière les États-Unis en termes de cadence de lancement », rappelle Guillen avant de conclure sur une note plus optimiste. « D’ici dix ans, nous devrions pouvoir rattraper une partie de notre retard. »
Source: SpaceNews