Avec 321 millions de locuteurs dans le monde, le français est aujourd’hui la cinquième langue la plus parlée après le chinois, l’espagnol, l’anglais et l’hindi. Entretien avec Alexandre Wolff, chef de l’Observatoire de la langue française, qui publie tous les quatre ans, en amont du sommet de la Francophonie, un rapport sur la « galaxie francophone ».
RFI : On a souvent tendance à penser que l’usage de la langue française est en perte de vitesse. Le dernier rapport La langue française dans le monde semble le démentir ?
Alexandre Wolf : Ce qui apparaît clairement, c’est que le nombre de locuteurs de français progresse. Il progresse même à un bon rythme – 7% soit 21 millions de locuteurs de plus qu’il y a quatre ans –, avec une particularité, c’est que la progression est beaucoup plus rapide sur le continent africain et en particulier en Afrique subsaharienne où là la progression est plus proche de 15%. L’augmentation s’explique donc assez facilement. Il s’agit de pays dans lesquels le français est langue officielle mais surtout langue d’enseignement. Et donc, compte tenu de la démographie de ces pays et du nombre d’enfants croissant qui va à l’école, le nombre de francophones augmente.
C’est pour ça que vous dites dans le rapport qu’on naît de moins en moins francophone, mais qu’on le devient de plus en plus ?
Il est clair que la progression de la langue française et du nombre de locuteurs de français est due et sera due de plus en plus à l’avenir aux pays dans lesquels elle n’est pas la première langue, la langue maternelle.
Dans beaucoup de ces pays d’Afrique subsaharienne, le français est la langue de communication entre des locuteurs qui ont des langues premières différentes. Elle leur permet de communiquer entre eux, d’avoir des activités économiques… Il est beaucoup plus présent au travail que dans les foyers, mais il est aussi présent dans les médias, la culture, l’administration. Il y a donc un environnement francophone qui fait que la langue française, même si elle n’est pas la première langue, est une langue d’usage quotidien. C’est aussi ça qu’on met aussi en lumière : sur les 321 millions de francophones, un peu plus de la moitié sont sur le continent africain. Mais si on observe ceux qui utilisent le français tous les jours, on dépasse les 60% de francophones sur le continent africain.
Ce n’est donc pas une langue des élites, comme on l’entend souvent ?
Elle est de fait mieux maîtrisée par ceux qui ont fait de plus longues études ou qui ont fait tout simplement des études. Cest incontestable. Mais dans les sondages faits par l’institut Kantar tous les ans, c’est l’utilité du français qui est mise en avant : « le français, j’en ai besoin pour travailler, j’en ai besoin pour faire des études, pour aller sur Internet, pour accéder à l’information nationale et internationale. »
Dans le rapport, vous soulignez que « la période coloniale a très peu contribué à la diffusion de la langue française », une façon de battre en brèche l’image du français « langue colononiale »…
Il est un fait que le français ne serait pas sur ces territoires sans la colonisation. Mais ce qui est vrai, c’est qu’au moment des indépendances, tous ces pays ont fait librement le choix de leur langue officielle et de leur langue d’enseignement. Si on prend le Mali, la Guinée ou le Sénégal par exemple, il y avait peut-être à la fin des années 1950, 2% ou 3% de la population francophone. On est passé à 25%, 30% voire 35% de francophones. La progression a été spectaculaire et c’est grâce à l’école.
L’éducation, c’est le grand défi à relever, en particulier dans les pays dits du Sud où il n’y a pas forcément encore une scolarisation totale de la population.
Pour développer l’usage du français et sa vitalité, il faut donc mettre l’accent sur l’éducation. Quels sont les freins qui demeurent ?
L’éducation, c’est le grand défi à relever, en particulier dans les pays dits du Sud où il n’y a pas forcément encore une scolarisation totale de la population. La scolarisation des filles et les moyens attribués à l’éducation en général sont une priorité de la Francophonie.
Mais choisir le français comme langue d’enseignement dans des pays qui ont déjà des langues nationales, n’est-ce pas paradoxal ?
Depuis une dizaine d’années, l’Organisation internationale de la Francophonie a pris en compte le fait de favoriser l’accueil de l’enfant dans une de ses langues nationales. Le programme École des langues nationales (ELAN-Afrique) consiste à faire les premières années de scolarisation dans la langue nationale, en passant progressivement au français. L’idée étant qu’avec cet enseignement plurilingue, l’enfant réussisse mieux scolairement et maîtrise mieux à la fois le français et sa langue nationale.
Vous mettez en avant les vertus du plurilinguisme…
Tous les pays qu’on dit francophones sont en fait des pays où les gens sont plurilingues, à l’exception de quelques territoires qui sont très peu nombreux. Sur le continent africain, il y a finalement peu de pays où une langue réunit l’ensemble de la population. Parmi les pays membres de l’Organisation internationale de la Francophonie, on peut citer le Sénégal avec le wolof, le Mali avec le bambara, le Rwanda avec le kinyarwanda, le Burundi avec les kirundi, Madagascar avec le malagasy. Là, il y a depuis longtemps une politique de scolarisation dans la langue nationale, parce que c’est évidemment le plus logique et le plus efficace. Même si dans certains pays, le français (ou l’anglais au Rwanda par exemple) vient se substituer à la langue nationale comme langue d’enseignement à partir de certains niveaux.Dans tous les autres, la rationalité, pour les dirigeants qui ont pourtant porté l’indépendance de leur pays, était de choisir une langue qui fasse consensus et qui puisse réunir des locuteurs de diverses langues. Au Cameroun, on parle plus de 200 langues, en Côte d’Ivoire une centaine… Donc il fallait bien trouver un médium d’enseignement. Le choix est tombé sur le français car il y avait une base présente, même si elle était très faible encore.
Le français est la deuxième langue la plus apprise dans le monde
Quelles conséquences a le fait que le centre de gravité du français se soit déplacé vers l’Afrique ?
Le français, comme toutes les langues qui vivent au contact d’autres langues, est influencé, enrichi par les réalités et les langues locales. Des variations voient le jour, se diffusent. Les français qui sont en vigueur en Afrique ou dans d’autres pays, comme le Québec, où se trouve aujourd’hui l’Observatoire de la langue française, s’influencent les uns les autres et viennent exprimer une diversité. On peut considérer qu’il y a une littérature de langue française, mais en réalité, quand on lit un livre d’Alain Mabanckou ou d’un auteur né en France, la langue n’est pas tout à fait la même, et pourtant, on la comprend. Il y a d’ailleurs eu l’émergence d’un dictionnaire des francophones qui est en ligne et qui permet de voir toute la richesse des expressions que l’on soit sur un continent ou sur un autre.
Un autre constat marquant émerge du rapport : le fait que le français recule en Europe. Comment l’expliquez-vous ?
Là on se place sur le terrain du français langue étrangère. D’abord, ce qu’on peut dire, c’est que le français est quand même la deuxième langue la plus apprise dans le monde. Nous estimons qu’il y a un peu plus de 50 millions d’apprenants de français langue étrangère. Dans les pays anglophones, le français est la première langue apprise, à l’exception des États-Unis où l’espagnol arrive devant le français, compte tenu du contexte. Mais depuis quatre ans, on a constaté une baisse de 10% des effectifs en Europe. La principale raison, c’est les politiques linguistiques des pays qui souvent restreignent l’apprentissage des langues étrangères à une seule langue. Dans ce cas, c’est l’anglais qui est en quelque sorte imposé. C’est assez dévastateur et c’est contraire aux engagements des pays européens qui ont déclaré à plusieurs reprises qu’il fallait absolument que les systèmes éducatifs proposent au moins deux langues étrangères, voire trois. Manque de moyens sans doute, manque de volonté…
Il faut que les citoyens puissent prendre connaissance des décisions qui les concernent directement dans leur langue.
La secrétaire générale de l’OIF, Louise Mushikiwabo, a dit qu’elle voulait lancer un appel pour « faire reculer le recul du français dans les institutions internationales ». En quoi c’est important ?
Le combat de la secrétaire générale Louise Mushikiwabo, c’est de dire le multilatéralisme, c’est une forme de démocratie internationale. Il faut qu’elle repose sur une bonne compréhension et la capacité de chacun à s’exprimer correctement. Ça demande un peu de moyens, c’est vrai. Il faut des traductions, de l’interprétation, de la formation linguistique chez les fonctionnaires et les diplomates.Mais il faut aussi une prise de conscience : on pense que c’est plus simple et plus économique de parler tous en anglais. Ce n’est pas vrai, parce que finalement il faut faire des révisions linguistiques parce que ceux qui s’expriment en anglais ne s’expriment pas toujours bien, on ne comprend pas toujours ce que l’autre veut dire, ce qui est quand même embêtant quand on est dans un processus de discussions internationales. Et beaucoup de citoyens sont exclus du débat public de ces organisations. La généralisation de l’anglais à l’échelle mondiale est un mythe. Il faut raison garder et s’adresser à ses citoyens dans les langues qu’ils maîtrisent. Que les citoyens puissent prendre connaissance de ce qui les concerne directement dans leur langue.
Sur Internet, le français est la quatrième langue la plus utilisée après l’anglais, le chinois et l’espagnol, même s’il est rattrapé par l’hindi. Que nous enseigne l’étude des langues de la Toile ?
D’abord, grâce au chercheur Daniel Pimienta, qui a travaillé sur cette question, on casse le mythe d’un internet anglophone à 80%. C’est tout à fait faux et absurde puisqu’on voit bien, dans nos usages, que lorsqu’on recherche un contenu, culturel ou autres, on le fait dans sa langue. Aujourd’hui, l’anglais représente autour de 25% de l’internet, ce qui est déjà beaucoup. Mais internet n’est pas aussi unilingue qu’on veut bien le dire. Il y a des langues qui progressent plus que d’autres, comme l’arabe, le mandarin ou l’hindi. La raison est démographique.
Le français se maintient. Surtout, il a des réserves de progression puisque la majorité des francophones se trouve aujourd’hui en Afrique, qui est le continent le moins connecté. Donc au fur et à mesure qu’on va résorber cette fracture numérique, le nombre d’internautes francophones va augmenter et donc la présence du français sur cette espace aussi.
RFI