Découverte : A.J. Al-Thani, une cinéaste qatarienne fière et déterminée

Après deux rendez-vous manqués, A.J. Al-Thani court pour ne pas être en retard au dernier. Elle sort rapidement de sa voiture et remet correctement son abaya. «Désolée, je fais mille choses en ce moment pour mon dernier film», lance-t-elle essoufflée. Quelques gorgées de café noir plus tard, la jeune femme de 29 ans, célibataire, reprend ses esprits, met son téléphone sur vibreur pour éviter qu’il ne sonne en permanence. Jawhara («bijou» en arabe), son vrai prénom, est réalisatrice de films au Qatar et possède déjà sa propre société de production, Creative Nomads. «On produit des films, des programmes Tv, des publicités, etc.», détaille-t-elle à toute allure alors que son prochain rendez-vous n’a lieu que trois heures plus tard.

Une jeune fille consciente de ses privilèges
Le cinéma est avant tout une passion pour la jeune artiste, une passion qui s’est transformée en métier, loin de tout objectif lucratif dans ce pays où la jeunesse qatarienne naît sur une mine d’or. Et A.J. en est consciente, elle est une privilégiée. «J’aime regarder des films depuis toute petite, j’ai passé sept ans comme enfant unique et je n’avais que ça pour m’occuper. C’était une source d’éducation et de communication pour moi, un peu comme si je faisais partie de cet univers. J’avais la chance d’aller souvent au cinéma, c’était quelque chose de nouveau à l’époque car la première salle a ouvert ses portes à Doha à la fin des années 1990.» C’est à ce moment-là que survient la «révélation». «J’ai vu Star Wars (1977), c’était fou. Tout me fascinait dans ce film. J’ai demandé à mon père comment je pouvais faire pour me rendre dans cet univers, et il m’a répondu que je devais devenir réalisatrice de films, car en fait, cet univers n’existait pas», se souvient-elle.

Et le rêve devient réalité. Grâce à son père, «qui était tout de même surpris qu’[elle] ne devienne pas ingénieure ou médecin», la jeune fille d’alors obtient une caméra et commence à filmer sa famille et ses amis. En 2010, elle intègre le Doha Film Institute. Créé par la femme de l’émir la même année, cet organisme a pour but de former de futurs cinéastes qatariens, de développer leurs projets, d’investir dans des films d’auteurs internationaux et de mettre en place des festivals. A côté de l’objectif artistique, le Qatar souhaite déjà à l’époque s’exporter et rayonner dans le secteur du cinéma, faire concurrence à l’Egypte et ainsi accroître son soft power loin des hydrocarbures qui font la célébrité du petit émirat gazier.

Le hobby de A.J. Al-Thani se transforme alors en travail à part entière. «A ce moment-là, j’ai eu quelques doutes sur ma capacité à en faire un métier, j’ai compris que c’était différent de ce que je vivais comme un hobby», concède-t-elle, esquissant un sourire en remettant son foulard sur ses cheveux. Avec une telle énergie dans la voix et dans les gestes, rien d’étonnant à ce que des mèches de cheveux apparaissent régulièrement.

Démarre alors l’apprentissage du cinéma, via divers ateliers mis en place par l’institut. Et en 2016, la jeune dohanaise réalise enfin son premier court métrage.

Le désert comme ligne d’horizon
Les questions politiques sont absentes des films qatariens et la majorité d’entre eux évoquent la famille. Un thème que n’a pas choisi l’originale citoyenne A.J. Al-Thani. «Je suis quelqu’un de très moderne, j’ai grandi dans cette ville futuriste qu’est Doha, et pourtant, c’est le désert qui me fascine et m’attire.» Un thème qui pourrait se comprendre puisque le Qatar n’était il y a encore peu de temps qu’un territoire désertique. Et la réalisatrice de raconter ses nombreux voyages dans les zones arides d’Arabie saoudite, du Liban, des Emirats, du Maroc… «Quand je vais dans le désert, je comprends ma culture, je suis plus spirituelle. Dans le désert, j’explore qui je suis. Beaucoup de gens disent : «Allez hop, on fait un film sur une rupture sentimentale», et là ils vont faire un film sur le divorce, comme tous les films du même genre.

Moi, je veux me relier au désert. Je ne regarde pas vers la ville, mais vers le désert, c’est mon horizon.» Le désert donc, mais dans lequel il y a une vie ; le premier court métrage de l’artiste évoquait d’ailleurs les liens incassables entre deux frères qui tuent accidentellement leur père. «Le désert permet de parler de plein de choses, que ce soit la société, le patriarcat, etc., précise A.J. Al-Thani dont le débit de parole semble s’apaiser à mesure qu’elle évoque son thème fétiche. Mon deuxième court métrage raconte l’histoire d’une femme qui s’enfuit de Mossoul en Irak.» Un film qui s’est révélé être un réel défi puisqu’il a été tourné à Doha, géographiquement aux antipodes de la ville irakienne. «J’ai réussi à repérer des lieux dans les faubourgs de Doha qui pouvaient s’apparenter à l’architecture irakienne. Ces immeubles ont en fait été détruits pour insalubrité juste après que je les ai filmés.»

Pas étonnant dès lors que le scénario de son prochain film (tout comme visiblement les suivants) se déroule dans le désert de Palestine ; celui-ci racontera l’histoire d’une jeune femme détestée par son père car elle n’est pas un garçon. «Le désert, c’est vraiment l’horizon avec lequel j’ai envie de travailler», répète-t-elle, comme s’il était encore nécessaire qu’elle se convainque de son choix.

Une femme fière de l’être
Cette poésie et ce désir d’évasion se retrouvent dans le regard que A.J. Al-Thani porte sur le rôle des femmes dans cette société très patriarcale qui l’entoure. «C’est complexe à expliquer, mais je crois que les femmes ont peut-être une sensibilité artistique plus affirmée que les hommes», affirme-t-elle après un long silence de réflexion. Il est vrai qu’au Qatar, 60% des films réalisés le sont par des femmes. «Dans le milieu dans lequel j’évolue, je suis respectée pour ce que je suis.» Et de poursuivre : «Je crois qu’en fait la véritable raison, c’est que les femmes ont ici plus de choses à dire que les hommes, concernant notamment la société. Elles ont bien plus de courage pour s’exprimer. Les hommes pensent qu’ils sont bien comme ils sont…»

«C’est une raison d’être essentielle chez un artiste, que d’avoir quelque chose à dire que les autres ne disent pas, insiste-t-elle. Vous voulez dire quelque chose au monde que personne n’avait encore exprimé. Mon futur n’appartient qu’à moi, personne ne peut le contraindre. Je crois que les femmes ont plus de courage que les hommes pour dire une chose pareille au Moyen-Orient, ou ne serait-ce qu’au Qatar. C’est la voie artistique qui permet à une femme de s’adresser aux masses.» Est-ce difficile de se sentir «être» femme et libre quand on sort de chez soi couverte de noir de la tête aux pieds ? L’artiste balaie la question d’un revers de manche, au propre comme au figuré. «Au Qatar, je porte l’abaya parce que cela fait simplement partie de la culture. Quand je voyage à l’étranger, je ne la porte pas. Je suis une Qatarienne et fière de ma culture.

Ce n’est pas un symbole religieux. C’est une idée fausse de croire que nous sommes oppressées.» Et la jeune femme d’ouvrir en grand son abaya et de montrer fièrement qu’en dessous, elle porte un short, des baskets, un petit tee-shirt moulant, des bracelets… «Il y a de l’oppression au Moyen-Orient, dans le monde arabe, ce que je montre dans mon premier film. Mais moi, je me sens privilégiée et je profite de ce privilège pour parler de ceux qui ne l’ont pas. Moi, je soutiens tout ce qu’une femme peut souhaiter pour elle-même, quel que soit son choix.» Une opinion étonnante et détonante vue depuis l’Occident, mais qui reflète surtout l’anachronisme du Qatar et de sa population dans le monde arabe.
Rfi

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