Alors qu’elles émettent moins de 0,03 % des émissions de carbone mondiales, les îles du Pacifique sont en première ligne de la crise climatique. Des territoires entiers pourraient être submergés par les eaux dans les deux ou trois prochaines décennies. Reproduire les îles dans un monde virtuel, délocaliser leurs populations… les États insulaires comme Tuvalu, Vanuatu et les Îles Fidji cherchent des solutions pour assurer leur existence.
Un pays est un « territoire d’une nation délimité par des frontières et constituant une entité géographique », selon le dictionnaire Larousse. Et même si cela comprend également un peuple, sa nature, sa culture, ses traditions, son histoire et sa capacité à s’autogérer, un pays peut-il continuer à exister sans territoire géographique sur lequel s’appuyer ?
C’est la question, autrefois impensable, à laquelle certaines nations insulaires du Pacifique doivent répondre. Suite aux catastrophes provoquées par le changement climatique, des pays entiers pourraient devenir inhabitables : nombre d’entre eux sont destinés à être complètement submergés d’ici la fin du siècle. Même si le monde parvenait à contenir le réchauffement de la planète en dessous de 1,5° C, comme stipulé lors des conférences pour le climat, des pays comme Tuvalu ou Kiribati risquent de finir sous l’eau.
Comme d’autres dans la région, les deux pays sont constitués d’atolls, des îles qui abritent également une lagune centrale et peu profonde en son sein, les rendant plus vulnérables à l’élévation du niveau de la mer et ses effets, comme l’érosion du littoral, la contamination des sources d’eau douce et la destruction des cultures vivrières.
Bien qu’elles soient responsables pour moins de 0,03 % des émissions totales de carbone dans le monde, les îles du Pacifique sont en première ligne de la crise climatique. Et pour éviter ses conséquences catastrophiques, elles doivent agir urgemment pour sauvegarder leur existence.
Pays sans terres
Le 15 novembre, quelques jours après le lancement de la COP27, le ministre des Affaires étrangères du Tuvalu, Simon Kofe, a adressé un message urgent aux participants. Debout derrière un pupitre en bois sur une plage du pays, il a annoncé, dans une vidéo, que le petit pays insulaire du Pacifique allait devenir la première nation numérique du monde.
« Depuis la COP26, le monde n’a pas agi », a-t-il déclaré, tandis que les drapeaux des Nations unies et de Tuvalu se balançaient dans la légère brise océanique derrière lui. « Nous avons dû prendre nos propres mesures de précaution… Notre terre, notre océan, notre culture sont les biens les plus précieux de notre peuple. Et pour les mettre à l’abri du danger, quoi qu’il arrive dans le monde physique, nous allons les déplacer dans le cloud. »
Afin de préserver ce qui reste, il sera le premier pays à se dupliquer dans le métavers. Car selon les estimations, il est destiné à devenir inhabitable dans les 20 à 30 prochaines années. Situé à mi-chemin entre Hawaï et l’Australie, l’archipel de neuf îles accueille une population d’environ 12 000 habitants, dans des atolls de faible altitude.
Cette décision s’inscrit dans le cadre du projet Future Now de Tuvalu, soit le scénario du pire. Créer un jumeau numérique de ses terres est donc une forme de préservation de son territoire et du maintien de sa culture. L’espace virtuel permettrait aux Tuvaluans d’interagir avec leur terre, ses ressources naturelles et sa beauté, mais aussi entre eux en utilisant leur propre langue et leurs coutumes.
Tuvalu prévoit également de déplacer ses systèmes administratifs et de gouvernance en ligne. Mais peut-il exercer sa souveraineté sur une terre numérique ? Pour Nick Kelly et Marcus Foth, professeurs à l’Université de technologie du Queensland, la réponse est à la fois « oui » et « non ».
Dans un article publié sur le média en ligne The Conversation, Kelly et Foth affirment que « combiner ces capacités technologiques avec les caractéristiques de la gouvernance pour un ‘jumeau numérique’ de Tuvalu est faisable. » Ce principe a été appliqué par d’autres pays, comme en Estonie où il existe une résidence numérique permettant aux non-Estoniens d’accéder à des services comme la création d’entreprises. Ou encore les ambassades virtuelles, comme celle que la Suède avait créée sur la plateforme Second Life, en 2011.
Mais faire interagir en ligne et en temps réel toute la population d’un pays, même aussi petit que Tuvalu, est un défi technique : « Il y a des questions de bande passante, de puissance des ordinateurs et du fait que de nombreux utilisateurs ont une aversion pour les casques », affirment Kelly et Foth. De plus, les réponses technologiques au changement climatique « exacerbent souvent le problème en raison de leur forte consommation d’énergie et de ressources. »
La réplique de Tuvalu ressemblera très probablement à un musée en ligne et à une communauté numérique : ce ne sera probablement pas un « ersatz d’État-nation », selon les professeurs.
La délocalisation en dernière option
Pour l’heure, Tuvalu en est encore à explorer ses options, explique Lavetanalagi Seru, coordinateur des politiques pour le Réseau d’action climatique des îles du Pacifique (Pican). Selon ce Fidjien de 30 ans, il reste encore de nombreux défis à relever. Par exemple, la question de la zone économique exclusive de Tuvalu, dont le pays seul a le droit d’exploiter les ressources. « La convention des Nations unies est très claire sur la façon dont elle est mesurée : elle doit être définie à partir d’un morceau de terre ferme. »
Les perspectives d’avenir pour Tuvalu sont « déchirantes » pour Lavetanalagi Seru, qui voit le sort du petit État insulaire se refléter dans son pays d’origine, les Fidji. Bien que les nations formées d’atolls comme Tuvalu soient encore plus vulnérables aux catastrophes climatiques que d’autres pays du Pacifique – comme les Fidji – qui peuvent compter sur une altitude plus élevée, elles sont confrontées à des défis similaires. « Rien ne peut rendre compte de la douleur, du traumatisme et de l’absence de domicile fixe » que les insulaires du Pacifique vont endurer, « de ce sentiment d’être déconnecté de ses racines », déclare Lavetanalagi Seru.
Comme 65 % de la population fidjienne vit à moins de 5 kilomètres du littoral, la menace de l’élévation du niveau de la mer est imminente.
Au cours des quatre dernières années, un organe spécial du gouvernement fidjien a tenté de déterminer comment déplacer le pays. Il a élaboré un plan de 130 pages intitulé « Procédures opérationnelles de référence pour les relocalisations planifiées », qui sera bientôt soumis à l’exécutif du pays pour approbation. Le plan indique comment reloger les communautés dont les maisons seront bientôt submergées. Jusqu’à présent, six villages ont déjà été déplacés et 42 autres devraient l’être dans les cinq à dix prochaines années.
« La relocalisation des communautés est notre dernier recours », déclare Lavetanalagi Seru, « Ce n’est pas quelque chose que nous devrions faire en premier lieu. Nous ne devrions pas couper nos communautés de leurs terres ancestrales. »
Et le faire avec dignité n’est pas une mince affaire : outre les maisons, les églises, les écoles, les routes, les centres de santé et les infrastructures essentielles, le déplacement d’une communauté implique également le transport de cimetières, par exemple.
Prendre en compte chaque coutume et besoin d’une communauté est également vital : déplacer une communauté de pêcheurs à l’intérieur des terres et leur demander de pratiquer plutôt l’agriculture peut poser des problèmes, tout comme le fait de reloger des personnes âgées au sommet de collines dont l’accès est compliqué.
Lavetanalagi Seru a grandi au sein d’une petite communauté côtière. Bien qu’il ait été témoin des conséquences du changement climatique, il n’a pas fait le lien à l’époque. « Nous pensions simplement que c’était un phénomène naturel », raconte-t-il. Ce n’est que lorsqu’il est entré à l’université qu’il a commencé à rassembler les pièces du puzzle.
Puis, en 2016, le cyclone Winston a balayé le pays et a détruit l’équivalent de près d’un tiers du PIB des Fidji.
« Le toit de notre maison familiale a été retroussé comme une feuille de papier, à cause des vents », raconte Lavetanalagi Seru. « Nos potagers ont été endommagés, alors ma famille a dû compter sur la nourriture des supermarchés. Il faut de l’argent pour ces choses-là. » Le cyclone a tellement détruit qu’à ce jour, certaines familles n’ont toujours pas pu reconstruire leur maison. « Ils essaient juste de mettre de la nourriture sur la table, ils ne pensent pas à quel emploi ils pourraient chercher pour avoir une vie meilleure », poursuit-il.
« La cause profonde de nos problèmes »
Le jeune fidjien hausse soudainement le ton lorsqu’on lui demande ce que la communauté internationale peut faire. Celle-ci serait la principale responsable du malheur de ses compatriotes, le pays ne contribuant qu’à une infime partie des émissions mondiales de gaz à effet de serre.
« Les pays développés, qui utilisent le charbon et produisent des combustibles fossiles, doivent mettre fin à toute nouvelle expansion de ces industries », dit-il. « C’est la cause profonde de nos problèmes. » Mais bien que la communauté scientifique, les ONG et les activistes climatiques aient imploré les nations de se détourner des énergies fossiles, des multinationales comme TotalEnergies et Shell prévoient encore d’ouvrir de nouveaux sites de production de gaz et de pétrole.
Le manque de financement est également dangereux pour les pays du Pacifique. Lavetanalagi Seru explique que, bien que les pays vulnérables du Pacifique disposent de plans d’atténuation et d’adaptation aux événements d’origine climatique, ils n’ont pas l’argent nécessaire pour les mettre à l’œuvre. « Si vous regardez la série de catastrophes auxquelles nous sommes confrontés chaque année… Lorsque l’une se produit, les gens sont encore en train de s’en remettre quand une autre frappe. Où allons-nous trouver l’argent » pour reconstruire ?
Pour le jeune fidjien, il incombe aux pays « qui ont bénéficié de nos ressources » de fournir les fonds nécessaires.
Le sommet de la COP27 s’est conclu par la création d’un fonds historique pour les « pertes et dommages » liés au climat, destiné aux pays en développement particulièrement vulnérables aux effets du changement climatique. L’argent couvrira le coût des dommages que ces pays ne peuvent éviter ou auxquels ils ne peuvent s’adapter. Près de 200 pays et entités, dont l’Union européenne et les États-Unis, ont accepté d’y contribuer.
D’ici 2050, jusqu’à 216 millions de personnes pourraient être déplacées en raison du changement climatique. Ni la migration ni la relocalisation n’ont été abordées dans les projets d’accord de la conférence COP27.
AFP