« L’économie africaine reste peu industrialisée, et l’Afrique exporte de la matière première à très peu de valeurs ajoutées, tandis qu’elle importe des produits manufacturés à fortes valeurs ajoutées, a expliqué le président nigérien Mohamed Bazoum. Nous devons donc piloter le processus d’industrialisation, en adoptant une stratégie robuste et sans regret. » Les défis de l’industrialisation de l’Afrique ont été largement débattus lors d’un double sommet extraordinaire de l’Union africaine (UA) sur l’industrialisation et la diversification économique africaine et celui sur la Zone de libre échange continentale en Afrique (Zlécaf), organisé sur plusieurs jours à Niamey, la capitale du Niger.
Des indicateurs encourageants
Le sujet de l’industrialisation n’est pas nouveau, et une journée, le 20 novembre a même été instaurée par les Nations unies en 1989. C’est dans ce contexte que s’est tenu le double sommet de l’Union africaine. L’Afrique exporte presque tout sans fabriquer localement, or ces dernières années, les États africains ont pris conscience que la croissance africaine doit se faire à partir de secteurs diversifiés autres que les matières premières. Mais qu’en est-il concrètement de la situation aujourd’hui ? Que disent les chiffres ? Pour avoir une idée plus précise du débat, il faut plonger dans le dernier rapport sur l’Indice de l’industrialisation en Afrique (AII), de la Banque africaine de développement et de l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (Onudi). D’après cet indice, trente-sept pays africains sur cinquante-deux ont vu leur niveau d’industrialisation s’accroître au cours des onze dernières années.
Aussi, le document fournit une évaluation à l’échelle nationale des progrès réalisés par États sur la base de 19 indicateurs clés qui couvrent les performances manufacturières, le capital, la main-d’?uvre, l’environnement des affaires, les infrastructures et la stabilité macroéconomique. Résultat : l’Afrique du Sud a conservé un classement très élevé tout au long de la période 2010-2021, suivie de près par le Maroc, qui occupait la deuxième place en 2022. L’Égypte, la Tunisie, Maurice et Eswatini complètent le top six sur la période. Il faut souligner que malgré les crises mondiales successives sur 54 pays, 7 pays africains concentrent plus de 65 % du PIB réel sur le continent, dont le Nigeria, l’Afrique du Sud, l’Égypte, l’Algérie, le Maroc, le Kenya et l’Éthiopie.
Cependant, Abdu Mukhtar, directeur du Développement de l’industrie et du commerce à la BAD, a noté que si l’Afrique a fait des progrès encourageants en matière d’industrialisation au cours de la période 2010-2022, la pandémie de Covid-19 et l’invasion de l’Ukraine par la Russie ont freiné ses efforts et mis en évidence des lacunes dans les systèmes de production. « Le continent a une occasion unique de remédier à cette dépendance en renforçant davantage son intégration et en conquérant ses propres marchés émergents. » D’après l’expert, « la Zone de libre-échange continentale africaine constitue une opportunité inédite de créer un marché unique de 1,3 milliard de personnes et de générer des dépenses cumulées des consommateurs et des entreprises pouvant atteindre 4 000 milliards de dollars, ce qui offre la possibilité de renforcer leurs liens commerciaux et de production et de tirer enfin parti de la compétitivité industrielle de l’intégration régionale, comme l’ont fait d’autres régions », a-t-il ajouté. Concrètement, sur le papier, le projet est effectif depuis le début de cette année. Mais sa réalité est plus contrastée sur le terrain, on est encore loin de la levée ou de l’allègement des tarifs douaniers.
En finir avec les paradoxes
Et le continent part de loin, la part de l’Afrique dans l’industrie manufacturière mondiale a baissé ces dernières années pour atteindre moins de 2 %. Le président nigérien d’enfoncer le clou, selon lui, la part du commerce entre pays africains ne dépasse pas 17 %. En Afrique subsaharienne, c’est la part de l’industrie manufacturière dans le PIB qui a baissé, passant de 13 % en 2000 à 10 % en 2017. Exemples à l’appui, le chef de l’État nigérien n’a pas hésité à souligner les points faibles du continent : « Savez-vous que dans mon pays le Niger, qui a un des plus grands cheptels en Afrique, nous importons du lait de France et de Hollande ? Que nos voisins immédiats importent de la viande d’Argentine et de Nouvelle-Zélande ? Ces faits, aussi étonnants soient-ils, sont un faux paradoxe. Cette économie, qui par le principe des vases communicants génère la valeur ajoutée loin de l’Afrique, génère peu d’emplois locaux, et nuit à la production locale, donc à l’industrialisation de nos pays », a-t-il dit pour illustrer son propos.
Il y a donc urgence, selon lui et ses autres homologues et responsables africains, de mettre en ?uvre des politiques industrielles plus proactives, même si cela nécessite des connaissances approfondies et une compréhension détaillée des contraintes et des opportunités auxquelles chaque pays est confronté. « Aujourd’hui, il faut identifier les facteurs qui ont plombé le développement de l’Afrique et repenser les modèles », a martelé le président de la Commission de l’Union africaine, Moussa Faki, convaincu comme les autres participants que la création de valeur ajoutée par le biais de l’industrie manufacturière est plus importante que la taille de l’économie.
Des initiatives autour de chaînes de valeurs spécifiques
Ce que confirme le rapport de la BAD, qui a noté une progression de nombreux pays dans leur développement industriel, tels Djibouti, le Bénin, le Mozambique, le Sénégal, l’Éthiopie, la Guinée, le Rwanda, la Tanzanie, le Ghana et l’Ouganda. Leurs particularités ? Ces pays ont tous progressé de cinq places ou plus dans le classement au cours de la période 2010-2019. « Les pays les plus performants ne sont pas nécessairement ceux dont l’économie est la plus importante, mais ceux qui génèrent la plus forte valeur ajoutée manufacturière par habitant, avec une proportion importante de produits manufacturés destinés à l’exportation. L’Afrique du Nord reste la région africaine la plus avancée en matière de développement industriel, suivie par l’Afrique australe, l’Afrique centrale, l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique de l’Est, qui s’est concentrée sur les produits pharmaceutiques », indiquent les auteurs.
Certains pays, dont l’Éthiopie, le Rwanda et le Maroc, ont mis en place des réseaux de parcs industriels et de zones économiques spéciales (ZES), et prennent d’autres mesures en vue de promouvoir le développement des PME. Et ces actions donnent déjà des résultats significatifs, en Éthiopie, la valeur ajoutée manufacturière a été multipliée par quatre entre 2010 et 2019, pour atteindre près de 5 milliards de dollars.
Le Niger, pays enclavé, situé à la 39e place de l’indice de l’industrialisation, est également dans la course au développement industriel, notamment à la faveur de la demande intérieure de produits manufacturés. Selon les estimations, l’Afrique pourrait accroître sa production manufacturière de 322 milliards de dollars d’ici à 2025, simplement en répondant à la demande intérieure croissante, en particulier pour les aliments, les boissons et leurs produits transformés. De nombreux pays africains privilégient désormais les secteurs industriels à travers des chaînes de valeurs spécifiques faisant l’objet d’une forte demande locale pour réduire leur dépendance à l’égard des importations. D’autant plus que l’Afrique dispose d’un atout considérable : la population du continent pourrait passer de 1,2 milliard de personnes aujourd’hui à 2,5 milliards en 2050, soit le premier marché de consommateurs au monde.
lepoint