« Les morts n’arrêtent pas d’arriver »: au Mexique, les morgues débordées par la violence

Des milliers d’ossements s’entassent dans une salle exiguë sans fenêtre ni air conditionné. Des experts en médecine légale s’activent avec les moyens du bord pour identifier des restes humains, submergés par la narco-violence, le mal lancinant du Mexique.

Boîtes contenant des restes d'ossements humains dans le service médico-légal de Chilpancingo, dans l'État de Guerrero, au Mexique, le 6 septembre 2022  Dans une salle de stockage sombre, sans fenêtre et sans climatisation du sud du Mexique, des milliers d'ossements de personnes non identifiées résument la crise d'un système médico-légal submergé par les crimes violents.

L’AFP a pu exceptionnellement entrer dans deux morgues de l’Etat du Guerrero, l’un des épicentres de la « tragédie humaine » des quelque 108.000 disparus au Mexique, et des 52.000 corps non-identifiés.
Avant ce déplacement éprouvant, Nuvia Maestro a raconté son quotidien exténuant au coeur de la crise de la médecine légale à Mexico.
La trentaine épanouie, la jeune femme aime Clémentina –sa chatte et son « rayon de lumière »–, faire du vélo, les vestes de couleurs vives, les soirées entre amis et les vins qui pétillent. Bref, tout ce qui peut lui permettre de se distraire de son travail d’anthropologue à l’Institut médico-légal (Incifo) de Mexico.

« Les morts n’arrêtent pas d’arriver et les personnes continuent de disparaître », soupire Nuvia, 36 ans, dont neuf au chevet de corps mutilés, décomposés, démembrés.

« Nous sommes très fatigués », ajoute la jeune femme. « On dirait que cela ne va jamais finir ».

Elle et ses collègues anthropologues ont acheté de leur poche des plaques-chauffantes à induction. Pour la pause-café ? Pas du tout : pour faire bouillir des restes humains, et séparer les tissus organiques des ossements, ce qui permet de déterminer l’âge des défunts.

Alfonso Ramírez, coordinateur du service médico-légal de Chilpancingo, montre des tombes au cimetière de la morgue du service à Chilpancingo, dans l'État de Guerrero, au Mexique, le 6 septembre 2022

Les criminels « savent quelles sont les parties du corps que nous privilégions (ndlr: pour l’identification des cadavres, comme les hanches et la pulpe des doigts) et ils les détruisent. C’est terrible! », détaille-t-elle.

Précision macabre: les cadavres les plus maltraités sont ceux des femmes.

La plupart des personnes disparues ces dernières années sont victimes de la guerre entre membres du crime organisé, à commencer par les cartels de drogue, d’après le gouvernement. Des gangs qui font disparaître les corps : pas de preuves, pas de délit.

Corps dans une chambre froide de l'institut médico-légal de Chilpancingo, da,s l'Etat de Guerrero, au Mexique, le 6 september 2022

– Impatience des familles – 

A 275 km de Mexico, dans la capitale du Guerrero, Chilpancingo, une employée jette un oeil sur une feuille manuscrite qui répertorie le flot continu de l’arrivée des restes humains. 

Elle hausse les épaules à la question de savoir pourquoi cette procédure n’est pas informatisée. Faute de moyens.

Les employés allument des bâtons d’encens dont les effluves ne parviennent pas à dissiper l’odeur des corps en putréfaction.

Débordés, harassés, éprouvés, les experts médico-légaux se heurtent à l’impatience des familles qui veulent commencer leur deuil, à défaut de trouver une preuve de vie de leur proche disparu.

« Les enquêtes pour recouper (les échantillons d’ADN) peuvent prendre des mois. Pendant ce temps, les corps se trouvent dans nos réfrigérateurs. Les familles viennent et disent : +ils ne veulent pas nous les rendre+. Cela génère de la frustration », soupire le coordinateur de la morgue de Chilpancingo, Alfonso Ramirez.

« Bien des gens pensent qu’on ne fait rien, mais on travaille dur », reprend René Andraca, de la morgue d’Acapulco, la célèbre station balnéaire du Guerrero.

Dans l’Etat du Jalisco (nord), Guadalupe Camarena, 62 ans, vit dans l’espoir de retrouver au moins les restes de ses cinq enfants disparus.

Employée de maison, cette femme a perdu la trace de sa fille Lucero depuis le 6 juin 2016, disparue en prenant en taxi à Guadalajara, la seconde ville du pays. 

Le 19 décembre 2019, elle a également perdu la trace de ses quatre fils.

La mère éplorée visite chaque semaine la morgue de Guadalajara pour examiner, pendant des heures, des photographies de morts, une routine qu’elle surmonte en prenant des antidépresseurs.

– « 52.000 non-identifiés » –

D’après le Comité contre les disparitions forcées de l’ONU, le Mexique aurait besoin, dans les conditions actuelles, de 120 ans pour tous les identifier.

« L’Etat mexicain, lamentablement, et les Etats (qui composent le pays) en particulier, n’ont pas les capacités institutionnelles pour faire face au retard de plus de 52.000 corps toujours non-identifiés », a reconnu fin octobre le sous-secrétaire aux droits de l’homme Alejandro Encinas.

Les effectifs ont certes augmenté de 4% entre 2019 en 2020 (10.119 employés), selon l’Institut national de statistiques (Inegi). Le budget de la médecine légale est lui passé de 110 millions de dollars à 2015 à 122 en 2022. Mais sur la même période la moyenne des homicides est passée de 17,16 à 28,3 pour 100.000 personnes (35.625 au total en 2021).

Le gouvernement tente d’apporter des réponses avec la création de deux centres d’identification et de quatre centres de conservation provisoire. 

Il entend également développer un laboratoire de génétique que les Etats-Unis soutiendront à hauteur de quatre millions de dollars.

Et le parquet doit encore créer une banque des données de médecine légale prévue dans une loi sur les personnes disparues.

En attendant, à Mexico, Nuvia Maestro archive petits morceaux d’os dans des enveloppes. Maigre victoire sur l’oubli.

afp

You may like