Manifestations en Iran : « Le point de bascule n’a pas été atteint mais il n’est pas loin »

Alors que le mouvement de contestation gagne en intensité après un nouvel appel à une grève de trois jours en Iran, le procureur général a surpris, samedi, en annonçant la suppression de la police des mœurs, organe responsable de la mort de Mahsa Amini en septembre dernier. Mais cette déclaration, d’abord perçue comme un recul du régime, est à interpréter avec précaution.

Interrogé à l’issue d’un discours dans la ville religieuse de Qom, le procureur général de l’Iran, Mohammad Jafar Montazeri, a surpris, lorsque ses propos ont été relayés samedi 3 décembre par l’agence de presse Isna : il a semblé affirmer que la police des mœurs, créée en 2006 et responsable de la mort de Mahsa Amini, avait été supprimée.

« La police des mœurs n’a rien à voir avec le pouvoir judiciaire, et elle a été abolie par ceux qui l’ont créée », a-t-il ainsi affirmé, avant de poursuivre : « Bien sûr, le pouvoir judiciaire va continuer à contrôler les mœurs de la société. »

Deux jours plus tard, les choses paraissent bien moins claires. Pour l’historien spécialiste de l’Iran Jonathan Piron, le gouvernement se montre au contraire plus inflexible que jamais. « La police des mœurs n’a pas été abolie en Iran, explique le chercheur. Les propos du procureur général étaient ambigus, ils ont été mal interprétés. L’obligation de porter le voile en Iran n’est pas remise en question par les autorités et le pouvoir ne fait aucune concession à ce sujet, il poursuit sa logique répressive. »

« Le hijab fait partie de l’ADN » du régime

Washington et Berlin ont ainsi affirmé lundi ne s’attendre à « aucune amélioration » de la situation des femmes en Iran, alors qu’au moins 500 personnes ont été exécutées depuis le début de la mobilisation et 18 000 autres emprisonnées.

Revenir sur l’obligation du port du voile, pilier du régime depuis 1983, semble en effet impossible. « Le régime ne peut pas revenir sur l’obligation du port du voile, remarque David Rigoulet-Roze, chercheur à l’Iris. S’il acceptait de revenir dessus, ce serait comme s’il se reniait lui-même. Le hijab fait partie de son ADN. De ce point de vue, le régime est sans doute irréformable car il ne peut changer son identité même. »

Le politologue redoute de ce fait une augmentation de la violence, à l’heure où de plus en plus de femmes retirent leur voile. Le directeur d’une chaîne de magasins a ainsi été convoqué par les autorités, lundi, pour avoir accepté de servir des clientes à la tête nue, selon les informations de Radio Farda (en persan). 

Un parc d’attractions a été fermé à Téhéran car ses employées ne portaient pas le foulard. « Elles ne remettront pas leur voile et préféreront exposer leur vie, développe David Rigoulet-Roze. Il est probable qu’un point de non-retour a été atteint, sans compter que, non sans paradoxe apparent, des femmes qui souhaitent continuer à porter le voile soutiennent celles qui l’enlèvent, au nom de cette liberté de choix revendiquée. »

Le mécontentement paraît ainsi généralisé en Iran, où les images montrant des jeunes femmes arrachant leur voile s’accompagnent maintenant de slogans antirégime appelant au départ du Guide suprême comme du gouvernement. Lundi soir, des manifestations étaient ainsi en cours à Téhéran et dans d’autres villes du pays, selon la BBC. 

« Révolution en devenir »

Dans ce contexte, l’annonce de la suppression de la police des mœurs relève plutôt d’une tentative de diversion de la part du pouvoir, à la veille d’un appel à une nouvelle grève nationale de trois jours. « Cela relèverait éventuellement d’une forme de ‘ballon d’essai’, d’une annonce volontairement ambivalente et sibylline, poursuit David Rigoulet-Roze. Car, au niveau du timing, cela intervient juste avant les trois journées de grève annoncées sur les réseaux sociaux pour le début de semaine. Il s’agit peut-être de voir si ce type d’annonce est susceptible de désamorcer la dynamique enclenchée. »

Quoi qu’il en soit, cette annonce n’a en rien entamé la motivation des protestataires lundi. Le premier jour de grève a en effet été suivi par les commerçants et les universités de plusieurs villes du pays, comme à Chahinchahr (voir les vidéos ci-dessous), à côté d’Ispahan, où le mouvement est très suivi.

Fait notable, des ouvriers se sont également mis en grève, comme ceux de l’usine pétrochimique de Mahchahr. Un point clé pour le régime, qui surveille pourtant le secteur comme le lait sur le feu : en 1978, la grande grève des usines pétrochimiques avait entraîné la chute du chah.

Cinq-cents travailleurs contractuels de l’usine pétrochimique de Mahchahr auraient ainsi, selon Radio Farda, cessé le travail dès dimanche pour exiger une augmentation de salaire. La preuve, pour la sociologue franco-iranienne Azadeh Kian, que le gouvernement iranien est confronté à une « révolution en devenir ».

« Les commerçants, qui étaient très proches du régime, ont suivi largement la grève lundi, énumère-t-elle, tout comme des ouvriers d’usines pétrochimiques, sidérurgiques, des camionneurs, des lycéens, des étudiants et des professeurs… On voit que le mouvement se répand et qu’il ne faiblit pas, bien au contraire. »

Inédit par son ampleur comme par sa durée, il manque encore néanmoins un « point de bascule » à ce mouvement pour qu’il devienne réellement révolutionnaire. « Les jeunes n’ont plus peur, contrairement aux générations précédentes – la peur a changé de camp, dit-on aujourd’hui en Iran –, et ils sont soutenus par leurs parents, voire leurs grands-parents, observe David Rigoulet-Roze. La situation est totalement inédite, même s’il manque encore une vraie « convergence des luttes » au niveau de l’ensemble de la société. Le point de bascule n’a pas encore été atteint mais il n’est pas nécessairement loin. »

france24

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