Près d’une décennie après la création de la machine de Von Neumann, à la conférence de Dartmouth College, aux Etats-Unis, en 1956, des scientifiques ont émis pour la première fois l’idée d’un cerveau électronique pouvant égaler celui de l’Homme. Depuis cette date, l’Intelligence artificielle ne cesse de faire des progrès au point de dominer le cerveau humain dans certains domaines. En effet, un pas technologique, et surtout symbolique a été franchi par l’artificialisation de l’intelligence en 1997 lorsque l’ordinateur de IBM, Deep Blue a battu Garry Kasparov, champion du monde russe du jeu d’échec ; et il s’en est suivi d’autres revers de l’intelligence humaine face à l’intelligence artificielle, notamment avec le jeu de go et sur le plan de la stratégie militaire.
Malgré ces victoires de la machine sur l’Homme, si l’on se réfère à l’ambition exprimée par les scientifiques à la conférence de Dartmouth College, l’IA n’a pas encore véritablement répondu aux attentes. Cependant, à la suite de ce qui est communément appelé l’hiver de l’IA (la désillusion), nous assistons à une nouvelle impulsion du secteur. Surtout avec l’avénement de Google Brain qui, en 2012, a lancé l’ère de l’apprentissage profond. Ce dernier rapproche davantage la machine de l’Homme en lui permettant de reconnaitre des concepts par apprentissage. Dans le cas de Google Brain, l’IA a été nourrie de 10 millions de captures d’ écrans d’images sur Youtube, ce qui lui permet désormais de reconnaître une tête de chat.
Et, ce qui pose question c’est cette insidieuse démarche qui consiste à exploiter des données de l’internaute lambda pour construire l’intelligence de la machine qui, plus tard, pourrait contribuer à le priver d’emploi. Conscient de ce revers de la médaille, l’Université d’Oxford, au lendemain du succès de Google Brain, en 2013, a mené une enquête sur 702 types d’emploi aux Etats-Unis qui révèle que 66% d’entre eux pourraient disparaître dans les 20 ans. Parlant des conséquences de l’essor des systèmes technologiques intelligents, Jeremy Rifkin, un des prospectivistes les plus reconnus de son époque, écrivait en 2011 : « Si la tendance se poursuit, l’emploi mondial dans l’industrie devrait passer de 163 millions d’ouvriers à quelques millions en 2040 : la plupart des emplois industriels auront été supprimés dans le monde entier. »
L’idéologie transhumaniste et ses conséquences
Notons que jusque-à la fin du 20ème siècle, l’Homme s’est essentiellement augmenté en externalisant certaines tâches à travers des animaux, des outils, des machines et des ersatz de cerveaux (les ordinateurs) ; et que la nouvelle ère que décrit le Professeur Kevin Warwick est en totale rupture avec les modalités d’augmentation précédemment usitées. En effet, aujourd’hui, l’être humain a la faculté d’améliorer ses capacités physiques et mentales par l’implantation directe de puces ou de prothèses dans son corps ou dans son cerveau. Il n’a plus besoin d’externaliser certaines tâches. Nous sommes en plein dans l’ère du transhumanisme. »
Le transhumanisme, un courant de pensées matérialiste né dans la silicon valley à la fin des années 80, regarde l’être humain comme une machine composée de pièces détachables, améliorables et remplaçables. L’article 1 de la déclaration de 2002 de l’Association mondiale transhumaniste indique sans détour la mission qu’elle s’est assignée : « L’avenir de l’humanité va être radicalement transformé par la technologie. Nous envisageons la possibilité que l’être humain puisse subir des modifications, tel que son rajeunissement, l’accroissement de son intelligence par des moyens biologiques ou artificiels, la possibilité de moduler son propre état psychologique, l’abolition de la souffrance et l’exploration de l’univers. »
C’est un phénomène qui connait des avancées fulgurantes dues à la foi et à la puissance intellectuelle et matérielle qui animent ses adeptes. Lorsqu’un projet en science et technique est porté par les GAFA , c’est-à-dire les plus grosses entreprises au monde en matière de capitalisation boursière, il peut tout lui manquer sauf les moyens matériels et humains. Google, en 2013, a créé une filiale en biotechnologie, Calico (California Life Company), et lui a officiellement assigné la mission de s’attaquer à la problématique « de l’âge et des maladies associées ». Il s’agit de modifier l’être humain non seulement pour augmenter ses capacités mentales mais aussi son espérance de vie de façon substantielle. L’un des experts les plus en vue de l’idéologie transhumaniste en France, et auteur de « La mort de la mort » , Laurent Alexandre affirme même que l’homme qui vivra 200 ans est déjà né. Et à l’instar des adeptes du transhumanisme, sa prédiction dépasse largement cet horizon : ils annoncent que l’immortalité est en route.
Par ailleurs, un des objectifs des transhumanistes consiste à atteindre des niveaux très avancés d’hybridation Homme-machine, et c’est ce qui crée une inextricable imbrication entre les avancées dans le transhumanisme et dans l’intelligence artificielle. Pour ce qui est de cette dernière, les experts – et non des moindres – nous promettent des bouleversements avec l’arrivée de machines qui vont surpasser l’intelligence humaine. Des machines qui vont développer une certaine conscience. C’est ce qui est communément appelé l’intelligence artificielle forte, la voie qui mène, au-delà du transhumanisme, vers le posthumanisme.
Loin d’être de la fiction, cette perspective est à considérer très sérieusement si on se réfère à l’état de l’art, aux moyens financiers et humains investis dans le domaine et au niveau d’expertise très élevé des tenants de ce projet fou. Google, leader mondial de l’intelligence artificielle et de la robotique, a racheté les huit principales sociétés de robotiques dans le monde, et recruté le chef de file du courant transhumaniste, l’un des meilleurs scientifiques-inventeurs de la planète pour en faire son Directeur de l’ingénierie, avec pour mission de promouvoir l’intelligence artificielle forte.
Cet inventeur du scanner à plat et du piano kurzweil, détenteur de plusieurs brevets, Ray Kurzweil est pour le transhumanisme, de ceux que l’on peut appeler croyants-pratiquants. Dans son livre sorti en 2005, The Singularity Is Near : When Humans Transcend Biology , il prédit même 6 pour 2045 la survenue d’une singularité dans la vie de l’Humanité. Il s’agit de l’année où un seul ordinateur serait plus intelligent que toute l’Humanité réunie.
On peut légitimement être dubitatif par rapport à une telle déclaration, mais ne la rejetons pas avec condescendance. Rappelons deux événements historiques qui ont marqué l’évolution du rapport de l’Homme avec ses créatures. Il s’agit de la défaite de Garry Kasparov en 1997 face l’ordinateur Deep Blue au jeu d’échec ; puis, dix ans plus tard, de la connexion à un ordinateur du cerveau d’un footballeur américain, Mathew Naggle, devenu tétraplégique à la suite d’un accident. Mathew Naggle arrivait à commander un ordinateur par la pensée. Un autre pas a été ainsi franchi, dans le sens de l’intégration Homme-machine,
Google n’a-t-il donc pas raison d’oser nourrir l’ambition d’installer un jour son contenu dans une puce miniaturisée que l’on pourrait implanter dans un cerveau humain ? Dans le même but, la société Neuralink créée en 2016 par le Sud-africano-Américain Elon Musk, fondateur de Tesla et de Space X, a mobilisé des experts de très haut niveau en neuro-science et d’importants moyens financiers pour développer des micro-processeurs, un système d’interfaçage cerveau-machine ; l’objectif étant de guérir certaines maladies neurologiques et d’offrir à l’Homme des possibilités d’augmentation pour faire face aux effets dévalorisant de la « singularité de Kurzweil » pour l’Homme naturel. Du côté de l’Europe, on peut noter le projet Human Breain Project de l’Union européenne lancé en 2013, qui mobilise plus de 500 chercheurs et ingénieurs, et dont l’un des objectifs est la simulation du cerveau humain sur un support artificiel.
Tout ceci révèle que, tandis que les uns, disposant de moyens colossaux, travaillent à ce que l’Homme naturel perde la position hégémonique qu’il occupe dans la hiérarchie des intelligences sur notre planète, les autres, tout aussi nantis, s’investissent pour l’augmenter afin qu’il garde cette position, au risque de créer un déséquilibre entre les sociétés humaines.
Cependant, il y a un autre phénomène pernicieux et surtout plus insidieux qui pourrait aussi dans quelques décennies complètement altérer la relative harmonie qui existe entre les sociétés humaines. C’est le diagnostic préimplantatoire qui permet de féconder plusieurs ovocytes, de disposer ainsi de plusieurs embryons parmi lesquels on peut faire son choix sur une base esthétique, physique et physiologique. On peut ainsi faire des enfants sur mesure, par le choix de la couleur des yeux, de la taille, de l’intelligence, etc. Disons des petits beaux, intelligents et robustes à tout point de vue. On voit ainsi l’eugénisme, théorie de la sélection des individus à partir de leur patrimoine génétique, promu par Francis Galton dans la deuxième moitié du 19ème siècle, recommencer à sournoisement suinter en attendant le grand déluge. Ce dernier sera facilité par les énormes avancées de la recherche en biotechnologie ces vingt dernières années. Imaginez l’état des rapports entre les sociétés humaines le jour où ce déluge tombera de façon inégale sur les différentes régions du monde. On y reviendra.
Toujours dans le registre de la recherche en biologie, l’Homme continue de repousser les frontières du champ de sa connaissance du mécanisme du vivant. La décennie 2010-2020 est celle de deux découvertes majeures, relativement très peu médiatisées mais qui lèvent un gros pan du mystère de la Création ou de la Nature. C’est selon.
En 2012 le prix Nobel de physiologie a été attribué au Britannique John Gurdon et au Japonais Shinya Yamanaka pour leur découverte du mécanisme de réinitialisation de la cellule. Désormais une vieille cellule peut être réinitialisée pour devenir l’équivalent d’une cellule souche embryonnaire, c’est-à-dire indifférenciée mais capable de s’auto-renouveler, de se différencier en d’autres types de cellule et de proliférer. Ce qui permet de régénérer des tissus défectueux à partir de n’importe quelle cellule. Conséquence : il est théoriquement possible de générer un spermatozoïde et un ovule à partir de cellules de la peau par exemple, pour ensuite passer à la fécondation. Ainsi s’ouvre à l’Homme la perspective de créer un humain à partir de vieilles cellules. Pour le moment, officiellement, la culture de cellules souches est strictement réservée à la recherche ou à des fins thérapeutiques, pour soigner diverses pathologies parmi lesquelles des problèmes oculaires, dont le traitement est particulièrement développé en Inde.
Toujours en 2012, deux généticiennes, une américaine Jennifer Doudna, et une française, Emmanuelle Charpentier, ont réussi la prouesse de modifier un gène dans l’ADN en faisant tout simplement du copier-coller, c’est le CRISPR/CAS9 . Un pas décisif a été ainsi franchi dans la ma 7 – nipulation génétique et la modification de l’Homme, ce qui a valu à ces deux brillantes chercheures de se voir attribuer le prix Nobel de chimie 2020. Notez que leur performance survient à un moment où le séquençage de l’ADN est devenu banal. L’Homme peut connaitre son patrimoine génétique a un coût relativement dérisoire. Il est passé de cent millions de dollars en 2001 à moins de mille dollars en 2020, et ne devrait pas dépasser cent dollars en 2025, d’après les prévisions.
Dans le domaine de la bionique, l’américain Hugh Herr, Directeur du laboratoire de mécatronique du M.I.T. déclare que, grâce à l’artificialisation de ses membres, « d’ici 20 ans, un adulte amputé pourra se mouvoir plus rapidement qu’un adolescent de 18 ans. » Herr est une voix autorisée dans ce domaine à un double titre. En plus d’être un homme du sérail, il a été lui-même amputé en dessous des genoux à la suite d’un grave accident de montagne ; et c’est grâce à des prothèses, qu’il a retrouvé l’usage de ses jambes. En outre, l’Homme ne s’arrête pas seulement à la réparation ou au remplacement des membres du corps humain, il fabrique aussi des exosquelettes de plus en plus sophistiqués pour se renforcer.
Toutes ces avancées citées dans l’intelligence artificielle, la biotechnologie, la bionique et leur intégration à travers le concept NBIC (Nanotechnologie, Biotechnologie, Informatique, Sciences cognitives), présentent un caractère disruptif du point de vue de l’évolution de l’Humanité, à telle enseigne que Yuval Noah Harari annonce que « Ayant sorti l’Humanité de la brutalité des luttes pour la survie, nous allons chercher à hisser les hommes au rang des dieux, à transformer l’Homo sapiens en Homo deus » . L’Homme vit des moments de véritable frénésie créatrice et « conser 8 – vatrice » de vie, sous-tendue par la généreuse intention de répandre partout le bonheur et la longévité. Cependant, le pas est vite franchi entre les soins curatifs et réparateurs, et les soins esthétiques et améliorants qui mènent droit à l’eugénisme. La bioéthique est ainsi en train d’être insensiblement sacrifiée sur l’autel d’un certain humanisme. L’anthropocène marquée par deux cents ans de tortures que l’Homme inflige à la Nature, au nom de la quête de son propre confort, est en train de s’enrichir d’une nouvelle dimension : l’altération de la nature humaine et des rapports sociaux, sous le même prétexte.
Ceci n’a pas manqué de susciter des inquiétudes auprès d’éminentes personnalités scientifiques. « Les formes primitives d’intelligence artificielle que nous avons déjà se sont montrées très utiles. Mais je pense que le développement d’une intelligence artificielle complète pourrait mettre fin à l’Humanité » disait, dans un entretien avec la BBC, l’astrophysicien britannique, Stephen Hawkins. Ce dernier et Elon Musk ont co-signé une pétition, avec plus de quatre mille cinq cents acteurs du monde de l’intelligence artificielle et de la robotique, pour lutter contre les éventuelle dérives liées aux applications de l’intelligence artificielle dans le domaine militaire. Ils préconisent que la communauté internationale bannisse les armes autonomes à base d’intelligence artificielle comme elle l’a fait au sujet des armes chimiques ou bactériologiques. Sur le plan de la biotechnologie, le biologiste français Jacques Testard qui a permis la naissance du premier bébé éprouvette en France en 1982, comme beaucoup d’autres personnalités, est un fervent militant de la bioéthique, notamment dans la lutte contre l’eugénisme rampant.
Malheureusement, la noble cause défendue par ces acteurs avertis du monde des sciences et techniques ne semble pas bénéficier de l’appui des États. En Europe, en Chine comme aux États – Unis, par exemple, les contraintes vis-à-vis du diagnostic préimplantatoire sont de plus en plus allégées.
L’Afrique face au défi de l’IA et du transhumanisme : s’adapter ou subir
Force est de reconnaître que les questions que soulèvent l’IA et le transhumanisme transcendent les différentes régions du monde. Ces deux phénomènes vont bouleverser l’Humanité dans son entièreté, aussi bien du point de vue de sa psyché, de sa physiologie que de son organisation sociale. Cependant, le retard technologique qu’elle connaît depuis des siècles fait de l’Afrique un cas particulier qui mérite un traitement spécifique. Selon le rapport de 2016 sur les Compétences techniques essentielles pour l’Afrique, de l’Union africaine , l’Afrique n’effectue que 1,1% de la 9 production scientifique mondiale, avec 13,4% de la population mondiale.
Des données objectives forcent donc à reconnaitre que le continent africain – si on le compare à d’autres régions du monde – n’a pas assez exploité les avancées technologiques à l’origine et émanant des trois premières révolutions industrielles. Aujourd’hui, la quatrième, portée par l’intelligence artificielle est en gestation très avancée, et sera, à terme, le principal véhicule du trans – humanisme et éventuellement du posthumanisme. Face à ces perspectives de bouleversements profonds de la société humaine, l’Afrique doit, soit constamment se mettre à la page du point de vue scientifique et technique et prendre part à la réflexion scientifique en cours, soit vivre en autarcie pour sa survie. Or, le deuxième terme de l’alternative parait très précaire dans un monde de compétition. D’ailleurs, il y a lieu d’interroger la possibilité de s’enfermer dans une autarcie dans le monde actuel. La rapide mondialisation de la CoVid-19 en 2020 pose question. Ne sommes nous pas à une époque où le bien, comme le mal, peut allègrement franchir les frontières comme le vent, sans discernement ni visas, et se mondialiser à une vitesse vertigineuse ?
Les avancées en sciences et techniques revêtent un caractère universel parce qu’étant essentiellement sous-tendues par les découvertes des lois de la nature et par leurs applications. L’Afrique a donc l’impérieux devoir de s’y investir pour le bien-être et la sécurité de ses populations, mais aussi pour continuer à apporter sa contribution au patrimoine mondial de l’Humanité.
En somme, l’Afrique doit migrer de son actuelle position de spectatrice à celle d’actrice dans les technologies avancées. En dehors de cette option, seule l’autarcie s’impose parce que, d’une part, les différentes régions du monde coopèrent dans divers cadres dont la mission est de réguler la compétition inhérente à l’évolution des sociétés humaines, et de maintenir la paix ; d’autre part, un gros retard dans l’accès aux sciences et techniques ne permet pas de jouer favorablement le jeu dans ces cadres. Il est vrai que, même aujourd’hui, les règles du jeu ne sont pas toujours favorables à l’Afrique mais le pire pourrait être dans le futur. Que se passerait-t-il le jour où les autres régions du monde décideraient de s’améliorer par l’implant de prothèses et de puces dans leur corps et dans leur cerveau, et par le diagnostic préimplantatoire pour se rendre plus robustes et plus intelligentes ? Les forces physiques et intellectuelles deviendraient inégales et l’Afrique serait obligée de se retirer des institutions internationales de coopération et de régulation de la compétition : Organisation des Nations unies, Organisation mondiale du Commerce, Comité international olympique, etc. Sinon, le Continent serait dans la situation de l’athlète qui va aux Jeux olympiques sans préparation ni connaissance des règles du jeu de sa discipline.
L’heure est grave. Très grave ! Et malheureusement nous n’avons pas le sentiment que les élites politiques et intellectuelles africaines aient pris la juste mesure de cette extrême gravité. Néanmoins, nous proposons quelques pistes de réflexion, et invitons au même exercice tous les africains, notamment les chercheurs, dont la tâche première est de produire du savoir.
Nous devrions très tôt, dès l’école maternelle, faire découvrir aux enfants africains, les lois de la Nature – l’Homme y compris – et leurs applications, ainsi que les bienfaits et les méfaits de ces dernières. Aussi, grandiraient-ils avec la claire conscience de ce qu’offre la Nature, et des enjeux de sa préservation, et, de ce fait, éviteraient de faire rien qui puisse nuire à l’Humanité. A eux même. Pour ce faire, des connaissances et bonnes pratiques pourraient être puisées dans le patrimoine traditionnel africain, comme le suggère Workineh Kelbessa ;
L’Afrique bénéficiant d’un inestimable trésor, la jeunesse de sa population, a les moyens de devenir championne de l’intelligence artificielle forte et faible, si cette jeunesse est solidement instruite et éduquée. L’Afrique est, au moins de dix ans, plus jeune que le reste du monde : son âge médian est de 19.7 ans tandis qu’il est de 30.6 ans au niveau mondial. Or, nous sommes dans l’ère du numérique, partie intégrante de la culture de nos jeunes. Instruits ou non d’ailleurs. Il est donc urgent que cette opportunité soit saisie, en créant, par exemple, des baccalauréats et des écoles de la deuxième chance, dans les métiers du numérique, qui sans aucun doute susciteraient un engouement populaire, et feraient exploser la production de logiciels faits en Afrique. Ainsi, de la masse critique de jeunes ayant grandi avec la culture du codage, sortiraient des perles de l’intelligence artificielle. La réalisation d’un tel projet serait facilité par l’introduction de la culture du numérique dès l’école maternelle ;
Dans la même veine que François Rabelais qui disait il y a environ cinq siècles « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », de nos jours, compte-tenu de l’état extrêmement avancé des connaissances humaines, on pourrait dire « Sciences et Techniques sans Sciences humaines et sociales n’est que péril de l’Humanité ». Il faut surtout mettre à défaut le fameux principe de Gabor, le prix Nobel de physique 1971, qui disait : « ce qui peut être fait techniquement le sera nécessairement ». Il est devenu urgent de travailler à l’intégration des sciences. De toutes les sciences, pas à la manière de l’intégration partielle dans le cadre des NBIC, mais une intégration totale comme le prône l’éminent sociologue-philosophe français Edgar Morin, prophète de la théorie de la complexité. Cette dernière fonde la nécessité pour les sciences humaines et sociales de « surveiller » ce qui se réalise en sciences et techniques. L’intégration des sciences permettra d’examiner toutes les questions d’éthique que posent les avancées actuelles des sciences et techniques, notamment celles touchant au vivant, et éviter les pièges de deux dogmatismes : celui du conservatisme et celui du scientisme. Le dogme du conservatisme enlève à l’homme son rôle de producteur de progrès et de transformation du monde au service de l’Humanité. Le dogme du scientisme conduit l’homme vers un monde univoque, sans foi, sans éthique et sans reconnaissance de l’altérité ;
L’Union africaine devrait mettre en place une structure chargée de la veille, de la recherche et de la prospective sur toutes les questions concernant le transhumanisme et l’intelligence artificielle. Une telle structure devrait évidemment rassembler des spécialistes des NBIC, mais aussi des sciences sociales et humaines ; disposer de moyens matériels et financiers suffisants ; et recruter son personnel sur la base de l’aristocratie des compétences et de la probité.
Il ne s’agit pas de prôner l’adhésion de l’Afrique à l’idéologie transhumaniste, la tête baissée, les yeux fermés. Il s’agit plutôt de regarder en face les futurs possibles pour l’humanité et de savoir comment marcherait le monde que nous prédit Warwick, et quelle place y occuperait le berceau de l’Humanité. Au demeurant, il n’y a aucune honte à faire partie des « chimpanzés de Warwick», mais donnons-nous les moyens de savoir « comment ça marche » afin de préserver notre sécurité et notre liberté. Refusons de finir au « zoo de Warwick ».
Comme le dit l’adage, chat échaudé craint l’eau froide. Tout porte à croire que l’éventuelle artificielle supériorité des uns par rapport aux autres va encore mener à la domination et à l’exploitation, sous une nouvelle forme, de l’Humain par l’Humain, pour ne pas dire de l’Humain par le Transhumain. Il semble d’ailleurs que cette « volonté de puissance », pour reprendre l’expression de Nietzsche, est la marque de fabrique de l’Occident, et de certains pays d’Asie. Pour s’en convaincre, il suffit de lever un coin du voile sur l’histoire des explorations-colonisations-exploitations des pays occidentaux et sur celle du Japon. S’est-on jamais demandé pourquoi Nietzsche, philosophe allemand du 19ème siècle, inspirateur de l’idéologie nazie – malgré lui d’après certains nietzschéens – est classé en Occident parmi les plus grands philosophes de tous les temps, alors que de tous il est le penseur qui a le mieux fait le plaidoyer de l’accomplissement de la « volonté de puissance », quitte à ce que cela se réalise au détriment de plus faible que soi ; et qui, soit-dit en passant, présente peu de considération pour la femme, pour dire le moins ? Notez que, la philosophie dominatrice théorisée par Nietzsche rencontre l’idéologie du sommet de l’exécutif dans les pays expansionnistes.
Le Général Faidherbe, Gouverneur du Sénégal (1854-1861 et 1863-1865), écrivait en 1889 que « La civilisation n’a fait de grands progrès dans le monde qu’à la suite de la formation de vastes empires par des conquérants ; ces derniers sont de leur vivant de véritables fléaux ; mais bientôt au milieu des ruines qu’ils ont amoncelées, se manifestent d’heureuses conséquences de leur passage sur la terre. C’est qu’ils ont créé entre les hommes des facilités de communication qui n’existaient pas dans l’état de fractionnement où se trouvent les pays sauvages, facilités grâce auxquelles les échanges matériels ou intellectuels deviennent possibles, au grand profit du progrès. » . Cela s’appelle habiller une abomination du manteau de la vertu.
Conlusion
Sœurs et frères africains, le présent article ne présente pas un scénario de science-fiction. Le transhumanisme, et même le posthumanisme sont en route. Est-ce qu’ils arriveront à bon port ? Je ne saurais y répondre comme en conclusion d’une preuve mathématique, mais lorsqu’une ambition prométhéenne est portée par d’énormes moyens intellectuels, financiers et technologiques, cela fait fatalement effet. Préparons-nous donc aux conséquences inévitables des essais des croyants-pratiquants de l’idéologie transhumaniste. Il y a certes d’éminents non-croyants qui rangent leur but ultime dans le registre de la fiction, comme lorsque l’Homme a osé se donner l’ambition d’aller sur la Lune, mais, dans notre cas de figure, la vigilance active est une vertu.
Lee de Forest, brillant ingénieur-inventeur américain, un des pionniers des radiocommunications, et détenteur de nombreux brevets, avait en 1956 fait une déclaration on ne peut plus péremptoire contre l’idée folle de l’époque. Cet ancien Président de l’American Institute of Radio Engineers, avait affirmé que : « Envoyer un homme dans l’espace dans une fusée en orbite autour de la Lune… un tel exploit ne se réalisera jamais, quelles que soient les futures avancées technologiques ». Un an après sa déclaration, les Soviétiques ont mis le premier satellite artificiel, Spoutnik I, en orbite autour de la Terre ; et le 20 juillet 1969, fut effectué le tout premier pas de l’Homme (Neil Armstrong) sur la Lune. Par rapport à la folie du moment, je ne voudrais pas que l’on fasse du Forest. Surtout pas en Afrique.
Sœurs et frères africains, installons des sentinelles, comme le font les autres, dans toutes les régions du monde afin d’être, au mieux, au diapason de ce qui se prépare partout. Ce n’est pas une réaction psychotique mais de la lucidité, si nous avons un tant soit peu le sens de l’histoire ancienne et récente, si nous savons lire la dynamique de l’Humanité depuis que les sociétés humaines ont commencé à produire et à développer l’idée de la propriété privée. La bombe suspendue au-dessus de nos têtes est beaucoup plus silencieuse mais infiniment plus puissante et désastreuse que celle larguée sur Hiroshima et Nagasaki en aout 1945. C’est notre survie qui est un jeu.
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